L’élève qui prospecte

Par Kuukua Dzigbordi Yomekpe. Photo de Siphumeze Khunday

« Bienvenue ! » Lui lançai-je alors que mon visage s’illuminait d’un sourire éblouissant. Je lui tirais une chaise à la table à laquelle mon amie Chioma et moi étions assises.
Chioma, éreintée et un peu grincheuse du fait de la longue journée que nous avions eu, demanda : « C’est quoi ton nom déjà ? »
« Amaka, » répondit-elle avant que je ne puisse lever les yeux au ciel, exaspérée. « Nous sommes très fatiguées, » dis-je, me confondant en excuses. « Mr. Oware nous a fait
travailler comme des mules ce matin durant le labo de Biochimie. A peine avons-nous eu le temps de souffler pendant la pause que Mme Nyame nous poussait encore en Physiques. »
« Les jeudis sont tout simplement pénibles ! » ajouta Chioma qui regagnait un peu de son énergie habituelle.

« Viens, je crois qu’on devrait lui faire visiter l’école comme nous l’a demandé le prof, » murmurais-je à Chioma. Quelque chose dans les yeux d’Amaka avait attiré mon attention et je ne voulais pas me retrouver toute seule avec elle. A contre cœur, Chioma souleva son corps long et svelte de danseuse du canapé, redressa sa robe et ramassa son sac à dos. « Ok, je suis debout, allons-y ! » ordonna-t- elle. « Alors, tu viens d’où ? » demandai-je à Amaka alors que nous nous dirigions vers la sortie. « De Nsukka, à environ soixante kilomètres d’ici, » répondit-elle.

« Pourquoi veux-tu changer d’école ? » continuai-je. Chioma me lança un regard. « Je pensais t’avoir entendu dire, il y a quelques minutes de cela, que tu étais fatiguée et que
tu avais hâte d’aller au lit ! D’où te vient cette énergie soudaine ? » « Euh…ouais, c’est vrai que je suis fatiguée, mais nous avons de la visite, » répliquai-je en évitant de croiser les deux paires d’yeux qui me scrutaient. Nous quittions la cafétéria et nous dirigions vers le couloir du premier étage. « Nous devrions commencer par notre département, » suggéra Chioma.

Je l’ignorai et me tournai vers Amaka, « Sur quoi porte ta thèse ? » demandai-je « … ou n’as-tu pas encore choisi de sujet ? La mienne sera sur la mouche tsé-tsé qui cause … » Pour une
raison que j’ignore, j’eus un trou de mémoire. « …la Trypanosomiase » acheva Amaka en me regardant dans les yeux. « Incroyable ! » Ajouta-t-elle. « Moi aussi. » Elle souriait, me
regardant toujours droit dans les yeux. « Eh, qu’est ce qui se passe ici ? » Dit Chioma, interrompant ce moment intime. « Rien ! » répliquions-nous en même temps alors que nous rompions le champ magnétique qu’avaient créé nos regards.

Après avoir fait visiter le département à Amaka, nous nous rendions au 5 e étage pour lui montrer les laboratoires lorsque nous rencontrâmes Ranni qui s’apprêtait à quitter les lieux.
« Je meurs de faim ! » gémit-elle. Ranni aimait bien exagérer. « Ouais, je mangerais bien quelque chose ! » répondis-je. « Mais où sont donc mes manières ? Ranni, je te présente Amaka, c’est une élève prospective, » ajoutai-je.

« Et si nous allions chez Madame Onyeka ? Il se fait assez tard. » suggéra Chioma. « Ouais, si nous quittons maintenant, nous devrions pouvoir y être juste à temps pour la première tournée de fufu, et avant que les garçons du lycée ne ramassent tous les bons morceaux de viande. » Ranni était connue pour sortir avec des garçons plus jeunes et pour laisser dans son sillage une série de problèmes non résolus qui éclataient toujours aux moments les plus inopportuns. Nous savions toutes que la viande de chèvre ne finirait pas si nous prenions un peu de retard. Mais les garçons du lycée, eux, pourraient bien être présents ! « Amaka, est-ce que tu manges de la viande de chèvre ? Et du fufu ? » lui demandai-je en la fixant à nouveau.
« Oui, j’adore ça. » « Yella ! » s’exclama Ranni en pointant vers la porte, faisant appel à ses ancêtres Arabes comme elle le faisait de temps à autre lorsqu’elle était surexcitée.

« Le dîner d’hier était excellent, vous ne trouvez pas ? » demanda Ranni le lendemain alors que nous allions en classe. « J’aime bien la nouvelle élève ! » déclarai-je énergiquement.
« Correction : élève prospective ! Et bien sûr que tu l’aimerais bien ! » rétorqua Chioma. « Qu’est-ce que tu veux dire par là ? » demandai-je en essayant de dévisager leur expression,
mais toutes deux avaient trouvé une fascination nouvelle pour le sol à leurs pieds. « Ok, bah à plus tard alors ! » Toujours perplexe, je me séparai du groupe et me dirigeai vers
la cafétéria.

Plus tard, alors que je consultais mes emails et préparais mon emploi du temps de la semaine, je me demandai si les filles étaient au courant… Je faillis tomber à la renverse lorsque je vis le message d’Amaka :
« Le chauffeur de mon père ne pourra venir me chercher que samedi matin. Est-ce que tu pourrais me proposer des choses à faire dans les alentours ? Es-tu libre demain ? »
Je m’empressai de répondre. Je savais exactement quoi faire ! Je l’inviterais à passer du temps avec Chioma et moi dans notre coin habituel, au labo. Chioma et moi avions convenu
qu’il serait plus efficace de consacrer quatre jours d’affilé à nos recherches de thèse, et ensuite se reposer pendant trois jours, plutôt que de s’y prendre petit à petit. Je lui écrivis sur le champ. Elle répondit tout aussi rapidement, et quelques minutes plus tard, tout était réglé. Je priai que Chioma ne se fâche pas contre moi.

« Salut ! Contente de te revoir, » lui dis-je en me rapprochant d’elle. J’étais toute seule. « Malheureusement Chioma a dû annuler à la dernière minute, » lui expliquai-je- t-elle.
« Ce n’est pas à cause de moi j’espère ? » s’enquit Amaka. « Mais non voyons ! » Elle avait une course à faire pour son boulot. Elle ne pouvait pas toujours être présente.
« J’espère que tu n’as pas déjà mangé, » dis-je en la dévisageant. « Non pas encore. Je mangerais bien un bout. » Nos regards se croisèrent. Plateaux de sandwiches à l’avocat et Fanta en main, nous nous dirigeâmes vers mon coin préféré de la cantine. En m’installant, je me rendis compte que j’étais contente que Chioma n’ait pas pu venir.

Notre discussion révéla le fait que nous avions beaucoup de choses en commun. Des cancers dans nos familles, des décès récents, des parents divorcés, des demi-frères et sœurs…et elle
avait ce sens de l’humour même en racontant la plus déprimantes des histoires, chose que j’appréciais beaucoup. Je lui expliquai ce que nous faisions habituellement durant nos pauses déjeuner-labo. Bien qu’elle ne fût pas de notre école, je pouvais la faire entrer au laboratoire avec le numéro d’identification de Chioma.

En un rien de temps, nous étions toutes deux dans nos blouses de laboratoire, titrant et étalonnant tubes à essai et ballons. Nous avions décidé de travailler individuellement sur un
de mes projets et arrêter après deux heures pour comparer nos résultats. « Ça y est ! » cria-t- elle de l’avant du laboratoire, juste avant que le chronomètre ne sonne.
« Ouais c’est ça ! » rétorquai-je, cherchant une excuse pour continuer à travailler. « Si, si je t’assure. Viens voir. » Je me dirigeai vers elle pour jeter un coup d’œil et, à ma grande surprise, elle avait trouvé une solution au problème que j’avais du mal à résoudre cela faisait maintenant une semaine. « Sérieux ? Comment t’y es-tu prise ? »
Alors qu’elle m’expliquait sa méthode, je luttais pour garder les yeux fixés sur le ballon et la burette. Lorsqu’elle termina, elle demanda : « alors, que faites-vous après ça, Chioma et toi ? » J’hésitai. « Ça dépends des projets de chacune. » « Et quels sont tes projets à toi ? » s’enquit-elle, d’un air presque…séducteur.

« Je n’en ai plus aucun. C’était tout ! » répondis-je sincèrement. Je n’avais pas vraiment réfléchi à ce que nous pourrions faire après. « Est-ce que tu aimerais aller voir un film ou un truc du genre ? » demanda-t- elle. « Oui, ce serait sympa. Je n’ai pas souvent l’occasion de le faire. » « Est-ce qu’il y a un film en particulier que tu aimerais voir ? »
Je haussai les épaules. « Je ne sais pas trop ce qu’on montre en ce moment. Je te laisse choisir. » « Super ! Mais allons diner d’abord. Il y a un film que j’aimerai bien aller voir mais il ne commence qu’à 19h.

« Ok. Qu’est-ce que tu veux manger ? » Après quinze minutes au centre-ville, passées à parcourir boutiques et restaurants, nous nous décidions sur un resto Indien. Pendant le dîner, nous discutions un peu plus. Mes blagues à propos du mignon serveur poussèrent notre conversation dans une autre direction. « Alors c’est quoi ton type de mec ? » lui demandai-je puisqu’elle me contredisait à propos du serveur.

Elle sourit, et très vite, nous partagions nos expériences amoureuses passées. Nous parlions de ce que nous aimions et de ce que nous ne pouvions pas supporter, nos « non négociables »,
comme j’aimais à les appeler. Je me sentais tellement à l’aise avec elle que je lui avouais des choses que la plupart de mes amies ne savaient même pas. « J’ai toujours eu envie d’embrasser une femme, » avoua-t- elle alors que nous partagions nos fantaisies respectives.

« Oh ? » J’étais un peu choquée. Disait-elle cela juste parce que je lui avais dit que j’étais déjà sortie avec une femme ? « Eh bien, pourquoi ne l’as-tu jamais fait ? » m’aventurai-je.
« Je n’en ai tout simplement jamais eu l’occasion, » dit-elle timidement avant d’ajouter, « en général, je ne suis pas du genre instigatrice. » « Humm … » Je détournai le regard. Etait-ce
une invitation ? Nous restions silencieuses pendant un moment, chacune s’affairant à finir son assiette.

En route vers le cinéma, nous discutions d’autres choses. Elle me parla de comment elle s’était réveillée la nuit d’avant, chez les amis chez qui elle logeait, et avait entendu des rats.
Elle détestait les rats plus que tout au monde et avait peur de ne pas pouvoir bien dormir cette nuit. Que pouvais-je faire d’autre ? Je lui proposai mon canapé pour la nuit. On allait venir la chercher le lendemain. Il fallait juste appeler le chauffeur pour lui communiquer la nouvelle adresse.
« T’es sure ? » demanda-t- elle pour la énième fois.

« Non, j’ai changé d’avis depuis la dernière fois que tu m’as posé la question. » Elle me donna une tape taquine sur le bras. « Dépêchons-nous avant que nous ne manquions le début du film, » lui dis-je en faisant semblant de jeter un coup d’œil à ma montre.

« Bonne nuit. » dis-je à Amaka. Elle avait finalement accepté de passer la nuit chez moi. « Bonne nuit, » répondit-elle. « Est-ce que tu as assez de couvertures ? » lui demandai-je.
« Oui, pour l’instant… » Puis elle ajouta, « Je me glisserai dans ton lit si j’ai froid. » « Ah, d’accord. Bah, assure-toi de ne pas te glisser de mon côté du lit. J’y tiens beaucoup »
répliquai-je, et je voulus aussitôt me mordre la langue. Avais-je été trop froide ? Je rassemblai mon courage à deux mains. « Amaka, es-tu attirée par moi ? » « N’est-ce pas évident ? » répondit-elle.

« Euh… je n’étais pas très sure, » dis-je. « Alors, tu veux te glisser dans mon lit maintenant ? » ajoutai-je en riant. « Oui. » Alors que je me poussais pour lui faire de la place, je me rendis compte que je venais de céder mon côté préféré du lit sans réfléchir. « T’es sure ? » demanda-t- elle, pointant vers la place qu’elle occupait désormais. « Uh-huh. »

« Es-tu confortable ? J’espère que tu ne penses pas que je suis en train de profiter de toi. Est-ce que tu me dis la vérité ? » Mes insécurités prenaient le dessus. Devrions-nous faire ceci ?
« Ne t’en fais pas pour moi, » dit-elle fermement. « Non, je ne pense pas que tu es en train de profiter de moi. Je suis une adulte tu sais. » « Et oui, je te dis la vérité, » ajouta-t- elle. « Est-ce que je peux t’embrasser ? » demandai-je. J’avais l’impression que ma voix se noyait dans les battements de tambours que jouait mon cœur. Elle fit oui de la tête et sourit. Elle était belle. Je priai pour qu’aucune de nous ne regrette ceci le lendemain.

Hormis quelques trêves pour déposer des baisers sur sa poitrine et caresser ses cuisses, nous nous embrassions et nous tenions dans les bras pour la majeure partie de la nuit.
Avais-je été avec d’autres filles vierges, avait-elle demandé. Je crois que je lui avais répondu « quelques-unes ». Plus tard, je vérifiais. Oui. Trois, pour être exacte. Mais aucune de ces
expériences n’avaient été comme celle-ci. Cette aise et cette absence de maladresse étaient nouvelles. C’était comme si nous nous connaissions depuis longtemps. Comme si elle savait
exactement comment me toucher, me tenir contre elle, m’embrasser.

Je ne pensais pas qu’une débutante pouvait en savoir autant, et pourtant, deux heures plus tard, elle était toujours éveillée, me couvrant de baisers, s’arrêtant de temps en temps pour
dégager ses cheveux. Elle était magnifique. Nous étions toutes deux restées habillées, mais j’avais ressenti des fourmillements sur la peau toute la nuit. Son corps, long et souple, se
plaça sans effort près du mien comme s’il était destiné à y être.

« Bonne nuit. » murmurai-je en lui mordillant l’oreille. « Mmmm…bonne nuit, » répondit-elle, en se recroquevillant de plus belle dans le creux que mon corps avait formé pour elle. Je m’endormis en la tenant dans les bras. Nous nous étions réveillées fatiguées, mais sans regret. C’était magnifique. Nous étions magnifiques ensemble. Je me demandai si je pourrais un jour parler de ceci à Chioma et à Ranni. Se sentiraient-elles trahies ? Et Amaka ? Se sentirait-elle trahie ? Je l’embrassai puis ouvris la porte pour quelle puisse rejoindre la voiture qui l’attendait. « J’espère que tu seras acceptée et qu’on pourra passer plus de temps ensemble, » lui dis-je, me sentant gênée pour la première fois. « Mais s’il te plait, ne te sens pas obligée de m’appeler. »

Je ne savais pas quoi dire d’autre. Je ne cherchais pas à me mettre en couple, en tout cas pas pour l’instant. J’avais passé un moment incroyable avec elle mais je ne voulais pas lui mettre
la pression. Après tout, elle avait juste voulu embrasser une femme, pas en épouser une. Je l’embrassai une dernière fois et lui fis promettre de m’avertir lorsqu’elle arriverait à Nsukka.
« Tu peux enfin le cocher de ta liste, » la taquinai-je alors qu’elle descendait les escaliers. « Ce n’est pas aussi simple que ça ! » Elle se retourna et me lança un clin d’œil.
« Bon voyage » dis-je, prolongeant nos adieux.

« Merci. J’espère que tu ne t’endormiras pas au boulot. » « Au revoir. » « Au revoir. » En entendant la porte se refermer derrière elle, je dus lutter contre l’envie de jeter un coup
d’œil par la fenêtre.