Notes provisoires sur la mort, ici

Par Wairimu Muriithi. Photos de Siphumeze Khundayi

Nécrologie

Il y a plusieurs mots pour décrire celle-ci : poignardé, s’est fait tirer dessus, coagulation, suicide, crise cardiaque, attaque, noyé, cancer, étranglé, massacré à coups de hache, tombé du neuvième étage, mort de faim, immolé, âge, décapité, A.V.C., annonce de décès, décès et annonce funéraire, parti au Ciel, tu es poussière et à la poussière tu retourneras, célébration d’une vie bien remplie, etc. Mais vous n’êtes pas vraiment mort tant qu’un acte de décès de couleur rose, telle la chair d’une langue, n’ait pas été glissé sur le comptoir en marbre, et que vous ne l’ayez signé. Avant le document de couleur rose, il y a la ligne rouge au sol que vous enjambez quand la personne devant vous s’en va. Avant la ligne rouge, il y a la longue file d’attente de la mort à l’intérieur du bâtiment, et avant ça, une autre longue file d’attente de la mort à l’extérieur. Vous n’êtes pas mort tant que le gouvernement ne vous a pas autorisé à mourir.

Revenir
Quand vous revenez dans la file pour la troisième ou la quatrième fois, vous finissez par les appeler des « visites ». Vous amenez des jeux de société, un paquet de carte ou des livres pour échanger ou discuter avec ceux qui sont tout juste devant ou derrière vous. Evidemment, vous ne pouvez ni manger, ni boire, mais quand vous pliez bagage, dites au revoir et partez à la fin de la journée, vous vous souvenez des jours où vous étiez avec vos cousins et que votre mère vous disait qu’il était l’heure de sans aller. Vous saviez que vous en aviez encore pour une heure avant de vraiment quitter, mais que vous deviez quand même porter vos chaussures et votre pull.

Ici, votre journée commence quand vous rejoins la file d’attente et finit quand vous vous en allez, et ce, avec ou sans le document rose. Tout marche donc de façon à ce que, dans chaque petit groupe de la file, la journée de chacun commence et finit à peu près en même temps.

Amis

Janet a déjà rejoint la file d’attente sept fois avant aujourd’hui. C’est la vingt et unième fois de Kiragu, et la trentième fois de Perpetua, deux des quels avaient été durant le même jour, un Mardi. Rama avait arrêté de venir après sa douzième réjection, et avait décidé que ce n’était pas trop terrible d’être un fantôme pour toujours. Kagure, quatre ans, apprend à compter à partir du nombre de fois qu’elle a eu à revenir – dix-sept. Hassan et Betina viennent une fois par an puisque personne ne semble pressé de les enterrer. Tout le monde savait qu’ils venaient juste de se marier quand le chauffeur de leur bus s’était endormi au volant, mais personne ne sais pourquoi ils avaient mis tant de temps à vouloir mourir. Douze ans ont passé depuis leur première visite, cinquante et un depuis l’accident qui les avait tués.

Eventuellement, vous finissez par planifier vos visites ensemble, en groupe. Cela vous donne le temps de vous reposer et la flexibilité de rassembler plus d’évidences, en plus c’est plus facile d’organiser qui apporte quoi à la prochaine visite. Hassan et Betina apportent toujours une copie du Livre Guinness des Records de l’année.

Comment avez-vous atterri ici ?

Personne, mis à part le greffier de la mort, ne vous posera cette question, parce qu’aucune histoire, aussi créative qu’elle puisse être, est intrinsèquement nouvelle, et puis de toute façon, personne ne s’attend à la vérité. Vous pourriez mentir ; en fait, il est probablement sage de mentir à quiconque vous pose cette question (à moins que vous ne soyez Hassan et Betina qui, eux, ne mentent jamais), juste au cas où les gens se rendraient compte que votre histoire est plus légitime qua la leur et décide de vous la voler, après quoi, par inadvertance, la concurrence tourne autour de qui arrive à être le plus convaincant, et ce, en le moins de visites possibles, et le greffier de la mort vous regarde du genre « Je l’ai déjà entendu celle-là, aujourd’hui, essaye encore, » comme s’il ne pouvait y avoir qu’une seule façon de mourir par personne.

Pièces justificatives

Bien entendu, même si quelqu’un volait en effet votre histoire, celle-ci ne leur sera bénéfique que pour la prochaine visite. Le greffier de la mort veut une note du médecin confirmant que vous êtes bel et bien mort d’une insuffisance rénale ; ou alors, une lettre de votre prêtre qui donne inévitablement son opinion à propos de la place que, si vous êtes éligible, vous aurez au Paradis après tout le temps que vous avez passé à courir après les femmes ; ou alors, un rapport de police déclarant que vous avez vraiment été accosté et fatalement démembré par des criminels suspects avec des machettes ; ou alors, votre extrait de naissance prouvant que vous êtes assez vieux pour mourir de vieillesse. A des fins statistiques, vous êtes supposé fournir autant d’informations que possible concernant la situation de l’état, comme le fait que l’hôpital du comté est sous-effectif et/ou sous-équipé ; ou que votre prête prie pour (et, en échange d’une large somme, fait naitre) des bébés miracles pour les couples sans enfants ; ou que les criminels étaient en fait des policiers ; (ne soyez pas stupide, n’admettez pas que votre extrait de naissance est faux, même s’ils insistent qu’il l’est) ; nous nous enfonçons profondément dans l’ère de la haine et de la trahison, et vous ne voulez pas prolonger le processus de votre perdition plus longtemps.

La ‘Silicon Valley’ d’Afrique

Si vous n’avez pas de documents officiels ou de lacérations visibles ou de mutilations sur votre corps, soyez sérieux. L’Afrique s’est levée, et votre politicien local vous rappellera que nous étions parmi les premiers à entrer dans l’ère des smartphones, des fibres optiques, des investissements dans les réseaux de marché, de l’argent mobile et des centres de technologie. Cela fait maintenant plusieurs années depuis la noble découverte que presque tout le monde au Kenya (74% !) utilisait un portable, et le portable devint promptement et impérativement un smartphone, alors vous devrez au moins vous présenter avec une preuve visuelle indéniable de votre mort.

Le greffier veut voir la profondeur des empreintes que les doigts ont laissées sur votre cou (et est-ce que vous vous êtes défendu ?) ; ou alors, l’endroit où vous aviez glissé et étiez tombé dans les eaux de la ville inondée (et pourquoi ne savez-vous pas nager ?) et est-ce que votre corps avait été retrouvé ; ou alors, si vous pouvez au moins décrire votre odeur lorsqu’il n’y avait plus de corps à bruler ou pas assez de corps à reconnaitre, parce que la photo ne suffit pas, ou ne vous étiez-vous pas rendu compte que vous aviez grandi ? Regardez la taille votre ventre sur cette photo ; il n’y a même pas assez d’espace pour vous sur l’écran.

Preuve

Il leur en faut toujours plus.

En parlant de
’une Afrique élevée, la manière la plus rapide de pister la classe la plus privilégiée du pays est à travers le processus de la mort. C’est ici que vous apprendrez combien de gens honorables il y a, rien que dans votre pays, et où vous commencerez à compter combien sont des parents de mheshimiwa, ou des voisins, ou des anciens camarades de classe, ou des comptables, ou des avocats. Bien entendu, ils ne rejoignent pas votre file d’attente, et ce ne sont jamais des « visites » pour eux, parce qu’ils n’ont jamais besoin de revenir. Ils ont droit à la file d’attente VIP, et avant que vous demandiez, oui, il y a des gens qui ont essayé d’accélérer leur propre processus en s’arrêtant dans cette file d’attente, mais si les gens honorables ne vous ont pas envoyé ici avec une lettre, vous vous faisiez renvoyer à la fin de la file. Vous ne mourrez jamais.
Consolations maigres, consolations merdiques

Peut-être que le seul réconfort dans tout ce processus est le fait que nous n’avons pas besoin de pisser ou de chier. Nous ne transpirons pas non plus. Cet endroit ne sent pas l’humain.

À tout moment, Il y a cependant les larmes d’au moins quelques personnes. Quand vous les voyez pour la première fois, vous vous dites qu’il est tout à fait normal que la vie nous manque, mais quand viennent les vôtres, vous apprenez que ces larmes sont en fait spontanées et involontaires, et éventuellement, vous ne vous rendez même plus compte de combien de fois elles viennent.

Une histoire courte

Je mangeais une mandarine quand mon père est mort – enfin, je veux dire, quand il était dans le processus de la mort, cette première instance de mort – dans un crash d’avion en Côte d’Ivoire. Il a été englouti par le soleil, m’avait murmuré ma tante en guise d’explication qu’elle pensait appropriée pour un enfant de six ans. Il ne me manquait pas, tout simplement parce qu’il n’était presque jamais là. Le chagrin de ma mère m’était incompréhensible, et de toute façon, atterrir sur le soleil n’était-il pas tout le but de devenir pilote ? Je me souviens avoir été assis sur ses genoux pendant les funérailles et avoir senti son corps se soulever lorsque ma tante avait parlé d’à quel point il avait travaillé dur pour que ma mère n’ait pas à travailler. Je voulais qu’elle arrête de pleurer, mais elle avait ignoré mes murmures alors, j’avais fait ce qui m’avait semblé le plus logique : j’avais tiré ma langue pour attraper ses larmes, ce que, avais-je découvert, je ne pouvais faire sans lui lécher le visage.

Elle ne s’est pas rendu compte de ce que je faisais pour au moins une minute. Avec douceur, elle m’avait couvert la bouche avec sa main. Un mois plus tard, j’habitais sur la côte, chez mes grands-parents, avec sept autres enfants, et ma mère avait trois boulots.

Quand j’avais été admis à l’école de pilotage, dans le Sud, elle m’avait dit, d’une voix vitreuse, « quand tu reviendras, n’oublie pas de me rapporter ce thé que ton père avait l’habitude de m’acheter. » Plus tard, dans une voix qui m’avait fait pensé à du vitrail qui se brisait, elle avait dit, « il me manquait au début, mais toi, tu m’as manqué presque toute ta vie. » Elle n’avait plus jamais parlé de lui après ça.

Mes premières larmes dans l’après-vie m’étaient venues quand je suis arrivée à l’avant de la très, très longue file d’attente de la mort, celle qui est à l’extérieur. Par habitude, j’avais tiré la langue pour les attraper. Elles n’avaient pas le goût de mes larmes. Elles étaient celles de ma mère.

Après tout ce qu’elle avait connu, tout ce qu’elle avait fait, ce n’était pas mon intention de mourir avant elle. C’était un accident.

La bureaucratie

C’est pour toujours.

Apparemment, parfois, une mort peut être trop compliquée pour les greffiers de la mort surmenés et sous-payés ou leurs vieux systèmes informatiques, et ils ne savent pas quoi faire. Ceci est pire qu’un refus parce qu’ils vous envoient à la capitale pour mourir. Je n’y suis jamais allé mais j’ai entendu dire qu’il vous fallait passer par sept bureaux avant d’obtenir l’autorisation d’aller au Bureau d’Enregistrement des Décès du Comté. Ensuite vous faites juste la queue – pas de jeux, pas de livres, et on dirait que tous les embouteillages de la ville sont juste à l’extérieur du bureau alors vous ne pouvez même pas tenir une conversation intéressante sans perdre la voix. Votre voix est presqu’aussi importante que vos évidences.

Histoire

Hassan et Betina sont des habitués. Quand approche le moment de leur visite annuelle, ils appellent l’un de nous pour savoir quand est prévu notre prochaine visite. Hassan amène une chaise pour lui. Betina préfère rester debout tout la journée et fait des claquettes lorsqu’elle devient impatiente – elle dit qu’elle a appris cette danse lors de sa première visite ici, mais elle ne veut pas nous dire comment. Ils nous attendent patiemment pour nous faire profiter du Livre Guinness des Records. Ils ne demandent jamais de nouvelles parce qu’ils connaissent la plus part des choses, et ils s’en foutent d’en savoir plus. Ils se présentent aux nouveaux membres et ne demandent pas après ceux qui sont partis. Puis, ils nous racontent les mêmes choses, comme si c’était la première fois.

Si vous êtes ici quand ils le sont, vous apprendrez que les choses n’étaient pas toujours ainsi. Le processus de la mort change chaque fois qu’il y a un nouveau gouvernement, une nouvelle constitution ou apparemment, toute nouvelle loi sans importance. Par exemple, quand nous mourrions, seuls les vivants se préoccupaient des actes de décès, et il n’y avait qu’un seul endroit où les trouver. La Sheria House, les maisons, les histoires de frustration, les voleurs, l’impatience, le désir, la tuberculose, les marchands ambulants dans la file d’attente, et – toujours – l’argent. Et toujours, la bureaucratie. Les morts trainaient tout simplement autour de leurs corps, et attendaient. Etre mort était une affaire facile.

Fantômes

Certains morts, comme Rama, abandonnait tout le temps. Mais l’histoire a produit puis cachée tellement de décès, dans des endroits sans routes, sans hôpitaux, sans tours de téléphonie cellulaire. Il y a eu des décès dans des endroits à l’intérieur des frontières du pays que personne ne saurait nommer, des endroits qui ne prétendent appartenir nulle part qu’en eux-mêmes. Il y a eu des décès pour lesquels le gouvernement a payé, puis renié. Il y a des corps qui ont été enterrés ou brulés dans l’oubli ; ou dont on a tout simplement disposé ; ou dont on n’a pas disposé du tout. Il y a suffisamment de matériel pour écrire plusieurs livres à propos du voyage vers l’enregistrement de la mort, mais il y a encore bien plus d’histoires sur la mort elle-même. Ce pays grouille de fantômes.

Une fois,

Kagure ramena un œuf. Sa mère l’avait acheté avec une tablette contenant vingt-neuf autres œufs, mais elle l’avait pris pour faire une omelette; elle l’avait placé sur le comptoir mais il ne cessait de rouler en de petits cercles. Horrifiée, et faisant toujours le deuil de la mort de son bébé ainsi que l’absence de funérailles, elle avait décidé que le fantôme de Kagure s’y cachait, et l’avait mis de côté. Elle avait besoin de consulter sa voisine sur les mérites qu’il y avait à libérer un esprit qui n’était pas encore tout à fait devenu esprit.

Nous regardions l’œuf rouler à l’extérieur du Bureau en nous demandant s’il y avait vraiment un fantôme à l’intérieur – évidemment pas celui de Kagure, elle était là, tout près, mais quelqu’un d’autre ? – et comment était-il arrivé là ? Pourrions-nous tous vivre dans des œufs ? Suffisamment de visites dans cet endroit rendait n’importe quelle autre alternative séduisante. Mais que faire si quelqu’un faisait tomber l’œuf et qu’il se cassait ? Que faire si quelqu’un voulait un œuf bouilli ?

Elle n’avait pas ramené l’œuf. Lors de notre visite suivante, elle nous informa que sa mère était tombée dans le coma. Nous passions le reste du temps d’attente à nous demander si les âmes en absence temporaire avaient un espace comme le nôtre, défendant leurs causes pour pouvoir retourner dans leurs corps ou venir nous rejoindre ici

Connectivité

Il y a une relation complexe entre cet endroit et les machines du monde des vivants. Des chaussettes qui disparaissent inexplicablement des ventres des machines à laver et se retrouvent ici, pour nous, quand nous avons froid aux mains et aux pieds. Les presses typographiques retenaient occasionnellement quelques copies de peu importe quel document passait par là, et celles-ci se retrouvaient également ici. Quand votre climatisation n’a pas l’air d’être assez forte un jour particulièrement chaud, c’est parce qu’une partie de cette fraicheur est détournée pour arriver ici, et les radiateurs gardent un peu de leur chaleur pour nous, quand vient le mois de Juillet.

C’est une relation qui a pris des années de travail. Au début, c’était parce que le gouvernement n’était pas fiable en ce qui concernait l’envoi de nos actes de décès au monde des vivants une fois qu’ils avaient été issus ici. Pour un pays qui est toujours en train de se vanter de ses pas de géant dans les domaines de la technologie, ils les envoyaient par la poste. Eventuellement, la Commission pour la Défense des Intérêts des Morts avait été informée. Ils avaient trouvé l’espace virtuel dans lequel les e-mails se perdaient fréquemment, et avaient établi une connexion qui s’assurait que les actes de décès étaient envoyés par email. De cette façon, dès que vous receviez votre copie du document rose, une copie était aussi envoyée à vos gens, là-bas, dans le monde des vivants. Bien entendu, cela veut aussi dire que vous ne pouvez pas mourir si vos gens n’ont pas accès à internet.

La Commission pour la Défense des Intérêts des Morts avait fait du bon travail, tout compte fait. Dans toute l’histoire du pays, c’est peut-être la seule commission qui ait eu du succès. Naturellement, étant donnée les expériences de vie que nous avons eu avec les commissions, nous avions nos doutes ; les choses de la vie avaient pour habitude de tout foutre en l’air, et parfois, elles se répandent tout simplement ici, et parfois non. La Commission est ce que les Croyants, ici, appellent un miracle, et nous n’essayons pas d’argumenter.

Corps

Même après la mort de mon père, je pensais que nous avions triché en faisant des funérailles sans avoir le corps. Ma mère et moi avions chacun placé une photo de lui dans le cercueil. Je l’avais fait parce qu’il ne m’était jamais venu à l’esprit de lui dire non.

Un lundi après-midi, durant ma deuxième année à l’école de pilotage, j’étais passé devant un rat juste en dehors de mon foyer. Il était étendu sur le dos, presque complètement aplati par les voitures qui lui roulaient dessus, et sa tête reposait à quelques centimètres du reste de son corps. Chaque jour de cette semaine, il devenait plus plat et plus noir. Sa tête avait disparu ; un des enfants des formateurs s’était surement amusé à y mettre des coups de pied. Mais le corps devint bientôt une bosse presqu’imperceptible sur le pavé, reconnaissable uniquement par sa couleur plus foncée. Quand j’en ai fait la remarque à un ami, un peu plus tard, il dit qu’il n’aimerait pas que son corps disparaisse d’une manière si horrible et prolongée. Je lui avais demandé où en était l’importance puisqu’il serait mort de toute façon, et il m’avait répondu qu’il pensait qu’il en ressentirait l’indignité, peu importe là où il se retrouverait. « On s’en fiche de la dignité » avais-je répondu. « On s’en fiche de la dignité » avait-il répété en riant. Ce n’était pas mon intention d’être drôle, mais il venait juste de fumer un joint.

J’avais changé d’avis à propos des funérailles de triche bien avant cela, mais cette conversation m’avait amené à me demander si mon père avait lui aussi été écrasé en une masse imperceptible au fond d’un quelconque terrain abandonné de Cote d’ivoire.

Histoire II

Eventuellement, les corps étaient devenus inutiles. La mort était devenue une loterie.

L’histoire de Pat Kamish avait révélé aux vivants ce que les morts connaissaient depuis déjà longtemps. Quelqu’un qui travaillait à Sheria House avait vu son nom dans le registre des décès et l’avait nonchalamment mentionné à un ami : Kamish, l’infâme et riche fraudeur en série à la barbichette admirablement bien soignée, était décédé sans tambour ni trompettes, il y avait trois semaines de cela.

Assez tôt, les media en prirent vent et une copie de son acte de décès était toute la confirmation dont ils avaient besoin. Il est dit que Kamish était en pyjama un mardi matin, en train de manger un bol de céréales, lorsqu’il apprit son propre décès. Son amant, un jeune écrivain Turque, nu, avait failli s’étouffer avec son café du fait de l’hilarité de la situation. Il réfléchissait déjà à un tout nouveau roman sur ses rendez-vous galants avec un riche Kenyan décédé mais Kamish lui en avait fait passer l’envie à coup de claques et l’avait chassé de chez lui. Cet après-midi-là, le visage de Kamish était sur tous les écrans du pays, ceux-ci exprimant leur indignation face au fait que son épouse, plus que personne, l’avait dépouillé de ses biens et de sa vie.

Bien entendu, tout le monde avait trouvé ça drôle jusqu’à ce que les medias, faisant des mains et des pieds pour se racheter, découvrirent combien il était facile de tuer quelqu’un. Afin de maintenir l’allure avec la croissance brusque de la classe moyenne, les compagnies d’assurance s’étaient répandues comme des feux de brousse et le taux de mortalité au Kenya avait monté en flèche. Chaque décès coutait quelques SMS, un petit voyage à Sheria House et quelques milliers de Shillings.

Quand le registre des décès a été rendu public, des personnes qui étaient bel et bien vivantes avaient été informées de leur mort silencieuse (ainsi que de leur perte de biens consécutive) pendant qu’elles nettoyaient leurs baignoires, cherchaient des avocats mûrs, remplissaient leur demande de cartes de crédit. Leurs enfants, ou leurs époux, ou leurs frères et sœurs, avaient déposé des demandes d’indemnités sur leur assurance-vie, enterré des cercueils vides et s’étaient enfuis avec l’argent. Le renflement de la classe moyenne s’était accru. Dans le désordre chaotique entre faux décès et vrais décès, entre dossiers gouvernementaux falsifiés et meurtres gouvernementaux légitimes (non, je n’ai aucune idée de ce que cela veut dire), mourir était devenu beaucoup plus difficile à faire.

[Aparté]  

[Il y a aussi des maisons ici. Elles ressemblent à des personnes, mais leurs yeux sont d’un blanc immaculé – point d’iris, point de pupille, point de nervure. Elles ne dansent que sur du Jazz. Vous voudrez savoir pourquoi elles sont là, mais elles ne nous parlent pas, alors vous apprendrez à inventer vous-même des histoires à leur propos. La mienne est qu’elles avaient été construites sur des « réserves routières », et s’étaient retrouvées ici parce qu’il y avait des gens en leur intérieur lorsqu’elles avaient été démolies, et quelque part, les âmes s’étaient embrouillées. Janet pense que les maisons sont tout simplement des personnes sous une forme différente. Janet avait l’habitude d’écrire et d’illustrer des livres pour enfants.]

Mots magiques

  • Décentralisation : gouvernement, impôts, amour, argent, terres, mariage, corruption, mort
  • Promulgation : Recommencer les mêmes choses
  • Anti-terrorisme : murs, espionnage des voisins, comportement suspect, Kasarani
  • Sécurité : cf. « anti-terrorisme » ; également une responsabilité personnelle
  • Revenus moyens : du genre, assurez-vous que votre économie à revenus moyens prenne une selfie
  • Hashtag
  • Développement : à utiliser quand aucun des autres mots magiques ne s’applique ; à utiliser avec les autres mots magiques pour gagner des points
  • Culture Africaine : le seul argument valable contre le développement ; consultez votre politicien local pour plus détails sur quand et comment l’utiliser.

C’est ainsi qu’on meurt vraiment.

Histoire III

Certains se rappellent de quand ils ne pouvaient aller qu’à l’un des trois Bureaux Nationaux d’Enregistrement des Décès du pays, mais personne n’a été ici assez longtemps pour se rappeler de qui était venue l’idée et de quand celle-ci avait été mise en place. Peut-être qu’il en avait toujours été ainsi, ou alors les mémoires ne sont pas aussi vastes que l’on se porte à le penser. Ce dont ces gens se souviennent est que les Bureaux d’Enregistrement des Décès étaient devenus d’autant plus nécessaires après que les choses aient changé en Janvier 2008. Ce n’était pas les premières violences post-électorales que nous connaissions, mais c’était celles que les gens importants avaient remarqué. C’est à ce moment-là que les actes de décès sont devenus le devoir exclusif des morts, afin de maintenir les futurs chiffres assez bas pour garder nos mots magiques, parce que les gens importants nous observaient. Le chiffre sur lequel on s’était mis d’accord en 2008 était 1000 personnes, plus ou moins une ou deux douzaines. Tout chiffre beaucoup trop supérieur représentait des propos haineux ; et tout chiffre beaucoup trop inférieur était du déni. Voyez-vous, nous ne pouvons pas parler à la presse. Pour les vivants, les actes de décès étaient devenus de bien meilleures mesures de plausibilité.

Les choses avaient changé encore en 2010, quand tout, mourir y compris, avait été décentralisé. J’étais encore vivant quand ceci est arrivé, mais ce n’est pas difficile d’imaginer ce à quoi ressemblait la file d’attente de la mort à l’époque.

Une histoire encore plus courte

Ma mère était naturellement appréhensive à l’idée que je devienne pilote. C’est ce qui rend ma mort décevante, presque comique. J’ai glissé et je suis tombé, la tête la première, dans une putain de flaque, et je me suis noyé. Je vous avais bien dit que c’était un accident.

Avertissement

Ceci n’est point un guide. Il s’agit ici de ma tête. Presque tout ce que je vous ai dit pourrait être un mensonge. J’ai pris l’habitude d’inventer des choses en pilotant la nuit. Mais ça fait maintenant un moment que je suis mort alors je m’ennuie donc je ne sais plus vraiment ce qui est vrai et ce qui faux et ce qui ne l’est pas. Je ne sais même pas qui vous êtes, mais vous avez une oreille attentive, ou alors vous vous ennuyez encore plus que moi…mort d’ennui ? Ha ! Ok, désolé. Oubliez ce que je viens de dire. Vous êtes bon aux échecs ?