Que le lion se réveille ou pas

Une conversation entre Régis Samba-Kounzi et Michael Kémiargola. Photos de Régis Samba-Kounzi

Régis Samba-Kounzi est un activiste LGBTI au long cours et un photographe de l’âme. Actif, discret, et émouvant, il travaille avec un talent rare les questions liées à l’identité : sexualités, genre, classe, race, parentalité. Il vit entre Paris et Kinshasa et nous présente ici Lolendo, son projet en cours sur les réalités des personnes LGBTI en République Démocratique du Congo (RDC).

Véronica & Jeannette , quartier de Limete, Kinshasa/RDC, 2015 :“18 ans toutes les deux, et comme de nombreux LGBTI de Kinshasa, elles préfèrent à présent pratiquer leur foi chez les Raëliens qui sont ouvert à l’homosexualité, afin d’éviter la stigmatisation. Dans le contexte congolais la religion est utilisée pour exprimer sa haine des autres et de la différence que ce soit dans les églises chrétiennes classiques ou dans les très populaires et influentes églises de réveil qui véhiculent un discours homophobe et transphobe omniprésent et d’une violence inouïe, il est donc difficile de mettre son identité de côté. Le besoin d’avoir un espace inclusif LGBTQI sécurisé est devenu vitale pour les personnes qui souhaitent vivre leur foi et leur spiritualité en paix.”
Une boîte de nuit de la capitale, Kinshasa/RDC, 2015 :Il y a de nombreux établissements festifs en RDC, ils sont destinés à un public hétérosexuel mais ouvert et fréquenté par de nombreux homosexuels et transgenres.

Michael Kémiargola : Quand et comment t’es venue l’envie de faire la série Lolendo en RDC?

Régis Samba-Kounzi : C’est un projet qui date de longtemps. Il est né d’une question que je me suis posée souvent: pourquoi alors que dans d’autres pays, des travaux photographiques documentaient la vie des minorités sexuelles et de genre, c’était pas le cas en RDC, notamment, au vu de l’accentuation du climat homophobe et transphobe depuis une dizaine d’années dans le pays?

Belinda, quartier de Bandalungwa, Kinshasa/RDC, 2015 :”Dire que les lesbiennes ne se contaminent pas entre elles semble nécessaire et suffisant. Or cette affirmation est fausse et ferme d’emblée la porte à tout débat sur la prévention et la santé chez les lesbiennes. Lutter contre la discrimination, contre l’assujettissement à une société patriarcale et homophobe, reste nécessaire, parce que ce sont, pour une part, des raisons pour lesquelles les lesbiennes échappent aux discours de prévention.”

C’est pourtant un sujet qui parle de notre époque… Il s’est imposé à moi régulièrement et je me suis lancé le défi. J’ai fini par me dire qu’il fallait que je le fasse moi même, qu’il fallait pas attendre que les choses soient faites par les autres et qu’après tout qui mieux que les premiers concernés pouvait parler de nos réalités et de nos problématiques. Par ailleurs, j’avais envie de mettre la lumière là où personne ne voulait regarder et faire mentir ceux qui disent que l’homosexualité n’a jamais existé sur le continent africain, voire que ce sont les occidentaux qui l’auraient importée. Nous connaissons mal notre histoire tout simplement parce qu’elle n’est pas enseignée, pas transmise. Il y a eu un véritable lavage de cerveau qui fait croire aujourd’hui que les populations noires homos et trans sont considérées comme étant de l’extérieur de l’Afrique. Ce travail est donc pour moi un moyen de traiter de la question de l’identité homosexuelle et transgenre, du rejet et de l’exclusion mais aussi de la fierté des gens, entre la cacophonie du discours homophobe sous couvert d’anti-impérialisme et les propos racistes homonationalistes, prompts a stigmatiser tout un continent, il y a la réalité concrète d’êtres humains qui nécessitait d’être racontée. Lolendo se situe entre politique et art, avec pour idée la nécessité de penser, questionner et l’urgence d’agir.

MK : Comment se sont faites et se font encore les connexions avec les personnes que tu photographies? Tu parlerais de milieu ou tu dirais plutôt qu’il y a plein de personnes très différentes dans divers espaces?

RSK : Je suis un activiste de la lutte contre le sida et des droits des LGBTI depuis de nombreuses années que ce soit en dehors ou dans le milieu associatif. C’est par ce biais que je me suis connecté avec le réseau associatif LGBTI de RDC. Des associations telles que Gay Malebo, Progrès Santé Sans Prix (PSSP) et Si Jeunesse Savait etc. m’ont mis en relation avec leurs membres à qui j’ai exposé l’objectif du projet, et qui ont accepté d’y participer. C’est entre autres parce que les luttes pour les droits humains des minorités sexuelles et de genre sont portées par les personnes concernées en premier lieu que naturellement je suis allé vers eux. Des relations humaines fortes se sont nouées entre nous.
Cela dit, il y a aussi eu des rencontres avec différentes personnes dans divers espaces comme le monde de la nuit, le milieu artistique, des connexions amicales, les réseaux sociaux.

MK : Comment se pose la question de la visibilité dans un pays où l’actualité qui domine c’est une guerre dont une grande partie des violences sont cachées ou peu médiatisées? Et est ce que tu trouves que les personnes LGBTI sont visibles?

RSK : La question du manque de visibilité de la communauté LGBTI est liée à l’homophobie systémique qui gangrène la société. De même que le manque de médiatisation des violences sur les populations civiles à l’Est témoigne du mépris des droits humains de ces femmes, enfants, hommes. En ce qui concerne les LGBTI, ils semblent n’être ni un enjeu moral, ni un enjeu politique. Les minorités sexuelles et de genre ont compris que la visibilité est très importante voire vitale pour que soit prise en compte leur problématique ; sortir d’une position de victime et se reconsidérer, avec à l’esprit que dans l’histoire du monde les dominants n’ont jamais cédé par générosité leurs privilèges. En “sortant de l’ombre”, les homosexuels et transgenres refusent d’être l’objet d’un paternalisme systématique quand il s’agit de s’exprimer et réaffirmer avec force leur refus de la clandestinité et de la précarité, conséquence d’une politique homophobe de plus en plus sophistiquée, qui consiste à laisser un vide juridique, en adoptant pas de loi condamnant l’homosexualité, tout en laissant le discours homophobe se développer dans la société, dans le débat public et religieux.

La visibilité des homos renoue ainsi avec une longue histoire de luttes pour la liberté et pour l’égalité des droits sociaux et politiques. Car jusqu’à maintenant le discours autorisé et audible n’était que celui de la haine. C’est ainsi que la société congolaise redécouvre dans ses rues depuis peu la réalité de l’homosexualité et de la transidentité. Les dominants ne nous donnerons jamais l’égalité si nous ne nous battons pas pour l’obtenir et cette lutte passe par la visibilité. De façon générale, force est de constater qu’il y a un intérêt croissant à documenter la vie des LGBTI, de décoloniser nos corps et nos esprits en affirmant notre africanité, de favoriser la transmission des expériences de lutte et le besoin de reconstituer la mémoire collective de l’homosexualité et de la transidentité, cela s’exprime avec de plus en plus d’insistance sur le continent africain.

A Kinshasa, il n’est pas du tout rare de reconnaître et croiser des LGBTI visibles et qui ne souhaitent pas se cacher et assument cette visibilité… Il y a deux types de représentation, celle présentée par les homophobes et celle valorisante de la communauté elle même.

Nous avons dans le pays, la chaine de télévision “Molière” qui régulièrement diffuse des reportages stigmatisants, réalisés sur la base de la délation avec la complicité des forces de l’ordre et qui a pour objectif de prendre les gens en flagrant délit d’actes homosexuels.

Dans le type des rafles d’homosexuels égyptiens qui ont connu un pic inquiétant en 2014, une journaliste égyptienne, Mona Iraqi, était à l’origine d’un des événements ; elle a filmé une scène pour son émission télévisée hebdomadaire et s’est félicitée de cette « victoire morale ». Cette pratique et ces propos ont fait scandale internationalement. En RDC, cela se fait chaque semaine dans un silence et un mépris surréaliste. Les politiques ne créent pas les conditions pour éviter ces stigmatisations et violations des droits individuels et privés. Seules les associations s’en émeuvent et tentent de négocier avec ces chaines pour interdire ces diffusions, en vain pour l’heure.

Il y a également de plus en plus d’émissions poussées par l’audimat ou des personnes de la communauté viennent faire des interviews même si on sent toujours que les gens sont présentés comme des bêtes de foire. Il n’y a pas d’émission ou l’objectif serait d’éduquer et informer les gens avec un vrai travail d’investigation journalistique.

En moyenne, la population cachée des HSH serait de 83% dans l’ensemble du pays ce qui veut dire que les HSH affichés représentent seulement 17%, et là nous ne parlons pas des autres membres de la communauté très invisibilisés que sont les lesbiennes, les bisexuelles, les intersexes et les trans .Encore une fois, que les choses soient claires, il n’y a pas d’injonction au ‘coming out’ ou à la visibilité, et encore moins à du prosélytisme bien sur, mon propos est d’expliquer en quoi, elle est souhaitable, notamment en terme de santé publique que les gens ne soient pas dans la clandestinité. Je ne nie pas que la visibilité puisse précariser d’avantage et faire perdre sa situation économique à certaine catégorie de la population homos ou trans. Si on se place, au niveau de la classe, tout le monde n’a pas les conditions de vie qui permettent de s’afficher même si le danger est présent. En RDC ou ailleurs, le ‘coming out’ et la visibilité ne sont pas le seul moyen d’exister et de vivre parfaitement sa vie. Le discours univoque sur la visibilité est problématique, il n’y a pas de parcours obligatoire et je suis bien placé pour le savoir.

Joseph, Quartier du Bon Marché, Kinshasa/RDC, 2015 :” Je suis ingénieur informaticien de formation. Mon grand souhait professionnel est de créer mon entreprise et de faire vivre mes rêves d’une Afrique qui se modernise afin aussi de servir de référence de réussite aux jeunes gays. Je fais partie de Jeunialissime, une association de jeunes qui luttent contre les discriminations (focus sur les LGBTI). Nous sommes vos frères, vos sœurs, vos amis, vos maris et femmes, mais nous nous cachons par peur de vous faire mal.”
Claudia, quartier de Kimbanseke, Kinshasa/RDC, 2015:“Certaines personnes disent que l’homosexualité n’existait pas en Afrique avant la colonisation, d’autres disent que ça existait et les deux camps ont leurs argumentations. D’autres disent que l’homosexualité n’existe simplement pas en RDC mais lorsque j’observe autour de moi je vois beaucoup d’homosexuels congolais de toutes les générations. Moi, je sais que cela ne fait aucun doute que ça ne vient pas de l’étranger.”

MK : C’est un ‘work in progress’, est-ce que tu es fixé sur les types de portrait que tu veux faire?

RSK : Je ne fais qu’utiliser les outils forgés par les mouvements de lutte qui ont nourri l’expression de la parole minoritaire, la parole à la première personne. Il s’agit de retracer au fil du temps les conditions de vie des gens, les luttes et documenter ces activistes des droits des LGBTI qui sont des pionniers en RDC. Raconter une histoire visuelle des minorités sexuelles et de genre du pays, une sorte d’archive de portraits. La complexité de la tâche réside dans le fait que je réalise mon travail dans une démarche intersectionnelle qui fait appelle à des combinaisons selon le genre, la sexualité, la classe, l’environnement urbain ou rurale, la race, les portraits doivent donc s’adapter à tous ces contextes. Ils seront tous réalisés selon le même procédé, frontaux, de profil, de dos ou de trois quart afin notamment de protéger l’identité des personnes qui ne souhaitent pas être totalement visibles.

MK : Comment la question du VIH/Sida vient-elle croiser ces enjeux de visibilisation?

RSK : La stigmatisation des personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, transgenres et Intersexuelles (LGBTI) se traduit par des discriminations dans l’accès aux soins et à la santé alors même que ce pays est l’un des pays les plus touchés par le VIH. Les LGBTI sont très vulnérables au virus du VIH/Sida, en raison entre autre la marginalisation sociale dont ils sont l’objet. Pour dire les choses franchement, il n’y a pas de volonté politique pour permettre un meilleur accès à la prévention et au soin contre le virus du Sida, et favoriser une protection des droits humains pour toutes les catégories de la population, ni pour sensibiliser la société dans ce sens. Dans le contexte actuel, les chiffres épidémiologiques révèlent que la prévalence de ces communautés est très importante et inquiétantes. A force d’avoir fait traîner les choses nous sommes dans une épidémie de type concentré, le problème est devenu majeur, il faut faire des interventions ciblées sur les communautés. La visibilité devient un enjeu de santé publique, tans que les LGBTI seront non reconnus, sans protection, sans droit, sans compassion comme devrait l’être tout être humain, un torrent de haine et d’ignorance insupportable, continuera à s’abattre sur eux et les éloigneront des services de soin et de prise en charge médicale. PSSP est la seule structure qui s’occupe de façon spécifique des populations clés (Les homos, les travailleuses du sexe, les usagers de drogue).

MK : Y’a t’il des lieux, festifs ou associatifs, dont tu voudrais témoigner aussi à travers ces portraits?

RSK : Je veux montrer que Kinshasa par exemple est aussi une ville festive pour les LGBTI, ils ne sont pas en reste pour faire la fête ; d’autant plus que les établissements ont compris que c’était une des meilleurs clientèles. En fait, je veux pouvoir montrer les tous endroits où les LGBTI se retrouvent que ce soit des lieux de sociabilité, festifs, de loisirs, associatifs, des groupes de parole, club et cercles privés, l’univers éducatif et culturels etc. Je veux visibiliser les artistes qui par leur prise de position gayfriendly impulsent une image positive des LGBTI au sein de la population générale. Par exemple, en ce qui concerne les lieux de foi, face au rejet violent des églises évangéliques et des églises classiques, j’ai rencontré les LGBTI qui ont la foi et souhaitent pouvoir l’exercer tranquillement dans la paix qui ont fini par se tourner vers les Raëliens qui eux les acceptent tels qu’ils sont. C’est important de documenter tout cela.

MK : Pour finir, c’est un travail en cours,  donc à l’heure actuelle de quoi as tu besoin pour le poursuivre dans de bonnes conditions et  lui donner le plus grand retentissement?

RSK : Le financement est le nerf de la guerre. En ce moment, je passe plus de temps à faire des demandes qu’à photographier, quelle horreur! Jusqu’à maintenant je finance seul le projet, en 2016 je devrai toucher des subventions mais qui ne sont pas encore à la hauteur des besoins. Ensuite, il y a le problème des médias qui pour l’instant ne se précipitent pas pour visibiliser ce travail, j’imagine que ça viendra… Il y a enfin la question de la sécurité se pose, sans parler qu’on essaie déjà de me demander de ne pas poursuivre ce travail et contrairement à ce que l’on pourrait penser ça vient aussi du milieu LGBTI, de personnes qui sont privilégiées et sécurisées mais qui égoïstement se désintéressent totalement des droits de minorités. Au Togo, il y a une expression, ou menace voilée qui dit : “il ne faut pas réveiller le lion qui dort”, elle est utilisée pour dissuader les leaders LGBTI et HSH qui veulent avancer la question des droits humains des personnes LGBTI à travers leurs actions de plaidoyer. Le lion qui dort fait référence à l’article 88 du Code Pénal du pays qui criminalise l’homosexualité mais qui est rarement mis en application. Que le lion se réveille ou pas, c’est pas mon problème, quand on défend une cause juste on se fiche bien des états d’âme des uns et des autres, on agit et c’est tout. En tout cas, rien ne m’intimidera : je mènerai ce travail jusqu’au bout.