Des femmes africaines cultivent des formes nouvelles de résistance dans les cercles activistes

De Dorothy Attakora-Gyan. Photo de Venezuela

Par une fraîche journée d’automne, emmitouflée dans un pull trop grand, parée de bottes et d’une toque, je suis partie cueillir des pommes avec mes collègues. Le verger était grand et beau. Il arborait toutes sortes de délicieuses nuances de vert. Comme si les succulents et lumineux oranges, rouges et jaunes des feuilles avaient été cueillis et soigneusement, très stratégiquement accordés aux luxuriantes lignes vertes de pommiers. J’étais entourée par de belles alliées, des féministes qui comme moi ont des corps marqués de façon nuancée, nous plaçant en opposition au regard masculin blanc dominant. J’étais remarquablement consciente de la façon dont mon corps était consommé.

Les regards francs, les coups d’œil timides, les yeux écarquillés qui se détournaient en rencontrant les miens. Je pouvais sentir le bourdonnement de curiosité dans les esprits, les questions qui se préparaient, probablement à propos de mes cheveux, de mon corps rond et sombre. Et pourtant cela se réalisait d’une manière flagrante qui, alors que cela se passait, simultanément, rendait invisible des parties de moi. Lorsque je me sentais exposée, comme si mon corps avait invité les autres à construire une sorte d’échafaudage et à m’y placer au centre, je prenais conscience de toutes les histoires sur moi qui ne sont jamais révélées. Je me demande si mes ancêtres Ashanti et Fanti rétrécissent dans leurs tombes quand on me réduit excessivement à «Noire». Est-il possible que mes identités tribales partagent l’espace avec ma Noirceur? Dans ces moments je me sens toujours renvoyée à mon « africanité ». Un pinceau seul ne peut pas peindre toutes les nuances qui foisonnent à l’intérieur. Je tiens à rappeler aux gens que je suis plus que la somme de mes parties mais que je me contrôle, réduit, police mes mouvements, et surveille mon corps.

Je voulais désespérément partager avec les autres femmes qui m’avaient accompagnée la façon dont je devais travailler sur moi ce jour-là pour me joindre à elles. L’expérience d’être une minorité, de marcher seule même dans une foule peut être insupportable. Et ce bien que j’aime la nature et le plein air, les souvenirs des expériences de mon enfance dans une petite ville de l’Ontario continuent de m’engourdir par moments, et sans le moindre avertissement. Comment puis-je partager avec ces femmes qu’ayant récemment regardé 12 Years a slave les rangées de pommiers déclenchent de terribles récits d’esclaves comme les livres que j’ai lu en grandissant tels Racines, Amistad, et The Book of Negroes. Tout à coup je me suis trouvée en équilibre précaire : travaillant sur mes déclencheurs, effaçant les expériences négatives de mon passé et m’efforçant désespérément de ne pas céder à mes peurs. Ce fut un niveau de vulnérabilité auquel je ne m’attendais pas et il m’a fallu garder une confiance tacite en mes collègues pour éviter de me dévoiler complètement. L’expérience signifiait que je suis tributaire de leur capacité à ne pas dire ou faire quelque chose qui serait tout aussi déclencheur, mais je ne pouvais le leur communiquer. Ce n’est pas la première fois que je ressens ça. J’ai vécu des moments ineffables similaires en militant au sein des cercles de militants.

Je ne veux convaincre personne que ne pas se défaire d’une chose soit honteux, encouragé ou que l’on doive travailler seul(e) sur ses déclencheurs internes. Je veux éviter cette idée qui exige que les individus portent le fardeau, et je veux certainement éviter de stigmatiser ou même de souscrire aux constructions de santé mentale qui applaudissent le «citoyen modèle» comme celui ne « dilue » ses problèmes dans la sphère publique. En aucun cas je ne prétends dire que mon « tiens bon » à l’extérieur, tout en naviguant entre toutes ces émotions diverses à l’intérieur, est la meilleure pratique. Cependant, je veux donner un exemple personnel de la façon dont il est difficile de s’engager dans le travail que nous faisons en tant que militantE, même lorsque l’on travaille avec des alliéEs.

En tant que collectif, nous n’étions pas seulement éclectiques et esthétiquement belles, ensemble nous rendions les espaces queer, plus particulièrement les vergers de pommiers ! Dans le même temps, j’étais hyper consciente de la façon dont je racialisais également l’espace, et moi seule. J’ai eu amplement l’occasion de partager ce qui se déroulait en moi, cependant je ne trouvais aucun mot, aucun langage pour formuler et partager avec elles ce que je ressentais. J’étais sans expression, prise dans ce que j’appelle un moment indicible, ce que Toni Morrison appelle « ces choses ineffables, tacites ». Il y a un niveau de vulnérabilité lié à l’exposition aux tensions que d’autre ne peuvent identifier. Il y a la crainte venant du conditionnement à croire que vous serez perçue comme hyper-sensible, irrationnelle, en colère et dans mon cas, l’ingrate migrante africaine (je ne suis jamais vue comme citoyenne canadienne bien que je le sois). Audre Lorde (1984) dit: «Les femmes non-blanches grandissent dans une symphonie de colère, d’être réduites au silence, de ne pas être choisies, de savoir que lorsque nous survivons, c’est malgré un monde qui prend pour acquis notre manque d’humanité, et qui hait notre existence, même hormis à son service. Nous, en tant que femmes noires, avons dû apprendre à orchestrer ces furies afin qu’elles ne nous déchirent pas, nous avons dû apprendre à nous mouvoir à travers elles, et à les utiliser comme force et puissance et perspicacité dans nos vies quotidiennes. Celles d’entre nous qui n’ont pas appris cette leçon difficile n’ont pas survécu, et une partie de ma colère est toujours libation pour mes sœurs tombés“. Etant quelqu’une qui étudie la construction de solidarités à travers les différences au sein des réseaux féministes transnationaux, le verger est devenu pour moi un microcosme, dans lequel je suis profondément investie pour comprendre tout cela.

Ce jour d’automne est devenu mon point d’entrée dans la volonté de créer un dialogue autour de la réduction au silence et de la surveillance de soi qui se déroule dans les milieux féministes, même si elles ne sont pas exprimées. En fin de compte, j’ai finalement partagé mon expérience du verger avec mes collègues. Aucune d’entre elles n’avait connu un tel malaise et n’avait même imaginé que je me démenais contre toutes ces choses pendant le voyage. Pourtant en tant que femmes, à un moment donné nous avons chacune enduré une quelconque tension ce jour-là que nous n’avons pas partagé avec les autres. Là j’ai réalisé que : chacunE a son «verger» où l’on s’assied mal-à-l’aise tout en agissant en tant que militantEs, et ces types d’expériences peuvent être très douloureux.

Qu’est-ce que cela signifie pour nous en tant que femmes, en tant que militantes se réunissant pour des activités ? Je crois profondément que ces expériences montrent la façon dont nous cultivons de nouveaux modes de confiance, de vulnérabilité et de résistance en tant que militantes. Je me demande combien d’autres femmes africaines traversent ces « choses » internes lors d’une rencontre dans un collectif varié. Moi-même en tant que femme africaine, je sais trop bien ce que le monde a été conditionné à penser moi. Je sais que même au sein des mouvements féministes beaucoup de femmes (pas toutes) ont grandi avec les récits humanitaristes de mouches pullulant sur nos ventres gonflés. Je suis consciente que la colonisation, l’impérialisme ont créé un monde où certainEs perçoivent encore consciemment ou inconsciemment les AfricainEs comme moins que les belles et brillantes personnes que nous sommes. Je sais qu’avec mon parcours dans le monde universitaire comme féministe, « womaniste », j’ai du me résoudre à affirmer mon identité en tant que afro-féministe. CertainEs sont choquéEs de découvrir qu’il existe même une chose comme le féminisme africain, étant donné que nous, les femmes africaines, sommes généralement les sujets des féministes occidentales tentent de « sauver ». Permettez-moi de m’arrêter ici et de dire que je ne veux d’aucune façon homogénéiser toutes les femmes africaines, je ne pense pas non plus que nous traversons toutes ces moments indicibles dans nos vies quotidiennes en tant que militantes. Il y a de multiples manières dont nous sommes poussées à cultiver et à redéfinir de nouvelles formes de militance. En outre, il n’y a pas de conceptualisation figée d’une femme africaine. Je reconnais que mon utilisation du terme « femmes africaines » limite les possibilités infinies de toutes les nuances qui s’associent pour façonner nos corps et esprits variés. Je sais qu’en adoptant un tel langage j’invisibilise toutes les parties de nous qui me rendent mal-à-l’aise lorsque je me retrouve exposée. Je crois cependant que le travail communautaire – les activités en collectif et l’activisme – est particulièrement difficile, compliqué par cette chose même dont nous sommes fières, notre identité africaine.

Je ne peux pas dire que mon identité en tant que féministe africaine ne me fait pas réfléchir sur les outils dont je dois me doter pour militer, ou que l’amour est mon arme de choix à chaque fois. Il faut de l’amour, non filtré, non-craintif, du genre « supporter la douleur jusqu’au bout » pour demeurer dans cette lutte contre le patriarcat, la misogynie et tant d’autres formes d’oppressions viles. Quelles sont les utilisations de mes douleurs passées? Comment puis-je rester tendre dans les moments indicibles? Ces pratiques sont enracinées dans l’amour. L’amour pour mes ancêtres, mon peuple, ma communauté, le travail, l’objectif final, et moi-même. L’amour me soutient dans les moments difficiles où je me sens coincée et incapable de m’exprimer.

Les façons dont nous nageons dans et hors de l’oppression, la façon dont nous marchons en eau trouble comme oppresseur. Il n’y a rien de pur ou de rangé dans nos identités, et donc nos interactions les unEs avec les autres ne peuvent non plus être perçues comme telles. Négocier des tensions, formulées ou tacites, ces choses laissées pour compte, non-dites ou inexprimées sont difficiles (Takemoto, 2001). Ça me rappelle que si une cicatrice peut être guérie, elle nous renvoie néanmoins à la plaie qui la précédait. Il semble y avoir là une réouverture permanente de la plaie (Takemoto, 2001). Les voix des femmes qui continuent à endurer la réouverture de plaies en s’engageant dans l’activisme ne doivent pas être niées. Les façons dont nous, les femmes africaines, prenons l’activisme, nous engageons à partir de zéro, est une merveille, un miracle. En négociant les blessures du passé, les traumatismes antérieurs, nous, en tant que femmes africaines, nous engageons dans la construction de solidarités à travers les différences, en cultivant véritablement de nouvelles façons de militer pour confiance et vulnérabilité.

Dans Sisters of the Yam (1993), bell hooks partage comment en se déplaçant d’objets manipulés à sujets autonomes, les femmes noires ont par nécessité menacé le statu quo. En s’engageant dans un activisme radical fondé dans l’amour, les féministes africaines ont perturbé les idées traditionnelles sur ce que signifiait s’engager dans l’activisme. Nous ré-imaginons les différentes possibilités de collaboration malgré les expériences négatives passées et continuons de créer de nouvelles formes de militance. En s’attachant à des pratiques qui ont cherché à (et continuent de) marginaliser les femmes africaines, certaines continuent à utiliser l’amour comme un outil de résistance politique et de survie. Le vrai travail dans lequel nous nous engageons est spirituel, les relations et la dynamique que nous entretenons doivent être fondées sur la spiritualité, dans l’amour.

Selon bell hooks, l’amour est une combinaison de six ingrédients: attention, engagement, connaissance, responsabilité, respect et confiance. L’amour a une place dans Je dis oui à toutes les émotions chaleureuses dans le travail communautaire, dans l’activisme et la construction de la solidarité, en particulier à travers les différences. Les émotions sont souvent écartées de la militance, dévalorisées et annulées. L’amour ne devrait pas être considéré en opposition et en conflit avec la logique et la raison. En effet, il (et son absence) est la raison de notre engagement en beaucoup de choses. Faire, vivre et incarner le féminisme, et se consacrer à créer des solidarités exige plus que ce qui saute aux yeux. Comment pouvons-nous nous avoir des conversations sur la solidarité sans parler de nos relations les unEs avec les autres?

La nature complexe de la construction de solidarités exige que nous interrogions en permanence ce que les autres abandonnent et cherchent à résoudre pour entrer dans de tels espaces. N’est-ce pas la tendresse en action? Si le travail que nous faisons nous oblige à penser qui autorise l’accès à des personnes, quelles histoires ils/elles ont dites, la manière dont ils/elles les ont dites, et quelles histoires sont racontées ou laissées de côté, ne sommes-nous pas informées sur la façon de prendre soin des autres? Le processus de guérison émotionnelle, tout en naviguant simultanément dans des espaces qui rouvrent nos blessures, exige à tout le moins un engagement, celui de faire confiance aux autres et nous-mêmes. Les pratiques de guérison émotionnelle devraient être liées aux pratiques de résistance politique (Glass, 2007). bellhooks dit que la guérison est « une guérison dans la plénitude, en s’éloignant de la conscience de soi comme brisée, et fracturée et cassée. Pas une guérison à la perfection, mais plutôt une acceptation qui dit que nous sommes, en notre cœur, tout de même essentiellement au milieu de nos défauts et nos blessures ». Les lieux de blessure, où le travail que nous faisons a lieu, les «vergers de pommiers» de nos vies peuvent aussi être des lieux de possibilités.

En tant que femmes africaines nous continuons à nous engager dans l’activisme, même si cela nous blesse. Nous guérissons à travers les déclencheurs et nous ne sommes pas seules pour le faire. Je suis consciente de toutes les façons dont d’autres corps marginalisés, marqués par la société, résistent également et cultivent activement de nouvelles manières d’utiliser l’amour comme un outil pour militer. Les femmes Indigènes/ Aborigènes / Inuits, les femmes avec des handicaps, à la fois visibles et invisibles, les femmes queer, les personnes au genre fluide/ non-binaire s’attachent à créer de nouveaux récits dans des cercles militants.

Je tiens à saluer les lesbiennes perçues comme hétéro, les Juives, bi-raciales et Métis perçues comme blanches, et les femmes trans perçues comme « alt » et donc pas considérées comme les femmes qu’elles sont ; l’expérience des femmes musulmanes qui sont considérées comme suspectes, et d’autres communautés marginalisées renvoyées aux marges. Je crois profondément que toute femme qui tient dans son cœur une certaine forme de grief en raison de la colonisation, de l’impérialisme, de la société suprématiste blanche, validiste, chrétienne, capitaliste, hétéro-normative, cis genrée devrait être reconnue pour les nombreuses façons dont nous résistons aux discours qui cherchent à nous effacer. Je vous vois ; je vous reconnais et je suis reconnaissante pour votre solidarité dans la lutte. À touTEs nos alliéEs qui continuent à prendre conscience de leurs préjugés, de leurs privilèges et marchent à nos côtés, merci. Collectivement la nature même de notre exposition et notre maintient dans les milieux militants devrait être documenté, archivé et célébré.

Quand je pense à toutes les façons dont le patriarcat et même le féminisme a essayé de m’exclure, parler en mon nom, raconter mes histoires de façon à éprouver ma vulnérabilité et briser ma confiance, je reste pourtant vigilante à me faire entendre, voir, connaître. De ces différentes manières je cultive de nouvelles formes de confiance et de vulnérabilité en continuant à m’engager. La réconciliation et le pardon rompent avec des façons tacites de vivre un traumatisme. Choisir de me tenir avec mes sœurs, avec d’autres femmes à travers le monde dans leur lutte dit, même au milieu de mon trouble intérieur, je vous vois, je vous reconnais et je suis ici pour vous. Cela dit que je me sens en confiance entre vos mains, étant vulnérable dans notre culture. Ma vulnérabilité et ma confiance en vous, autant que mes capacités intellectuelles, connaissances et passion, me permettent d’être solidaire avec vous. L’attention, l’engagement, la connaissance, les responsabilités, le respect et la confiance, si bell hooks dit vrai, que ces choses constituent l’amour, je vais continuer à les emporter avec moi chaque fois que le devoir le réclamera.