La sublime douleur de la libération

Par Valérie Bah, La photo est extraite du film “Jesus et le Géant” d’Akin Otomoso. Traduction en français par Abdou Bakah Nana Aichatou

Frères et Amis,
(…) Je veux que la liberté et l’égalité règnent à Saint-Domingue. Je travaille pour que cela se réalise. Unissez-vous à nous, frères, et combattez avec nous pour la même cause. 

Votre très humble et très obéissant serviteur, Toussaint Louverture. Général des armées du roi pour le bien public.

Du sang dans les rues

La cordialité dans la lettre de ce révolutionnaire haïtien me donne des frissons. Elle contredit un fait saillant: le récit de l’Indépendance d’Haïti est chargé de violence. Des descentes nocturnes. Des esclavagistes décapités. Mais l’effusion de sang n’était pas injustifiée ou n’était pas un phénomène isolé. Dans les années 1700, la cruauté de l’esclavage sur l’île de Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti) a engendré des avortements et des infanticides par des mères qui refusaient de mettre au monde des enfants en enfer. Pourtant, les révoltes d’esclaves tiennent leur brutalité de la Révolution Française qui a aussi inspiré la Révolution Américaine, et a été reproduite dans d’autres parties du monde par une masse critique de citoyens instruits et assoiffés qui n’avait rien à perdre. Souvent, l’effusion de sang se substitue à la révolution.

Iconographie cathartique violente

Dans le domaine de l’audio-visuel, je me rappelle du personnage féminin dans le film Jésus et le Géant (2008) d’Akin Omotoso qui matraque un agresseur masculin en représailles pour son amie battue. De manière plus gratuite, la rappeuse Sid the Kid dans sa vidéo pour “Fastlane” accélère sur une autoroute en abattant des hommes en compagnie de son amoureuse. Ces deux exemples émergent d’un instinct de protection homoérotique. Ces images sont-elles simplement destinées à choquer? En tout cas, elles rejoignent une longue lignée de fantasmes de vengeance, élevés, du même niveau que le film Django Unchained de Quentin Tarantino, parce qu’ils ne réécrivent pas l’histoire capricieusement ou n’incitent pas le public à rire.

Affronter ou fuir

Le romancier Marlon James a imaginé Lilith[1] dans Le Livre des Femmes de Nuit; une esclave de maison, aux yeux verts, décrite comme une force de la nature qui fonctionne à la peur et l’instinct. La vie de Lilith est définie par la violence, le travail éreintant, le viol, mais elle reste féroce. Elle frappe lorsqu’elle est acculée. Ironiquement, une histoire d’amour avec un maître tendre subvertit sa force naturelle. Compte tenu de l’oppression implicite dans leur relation, c’est un amour confus. Finalement, leur amour est tellement confus qu’il sape son plan pour encourager une révolte d’esclaves. Leur affection est un anathème pour une libération qui doit se faire dans la douleur.

Richard Wright explore cette liberté douloureusement acquise dans Native Son à travers Bigger Thomas, un garçon noir qui travaille pour une famille blanche. La matriarche de la famille l’a presque surpris dans la chambre de sa fille-une proximité qui équivaut à un viol dans l’Amérique qui assassina Emmett Till. Alors qu’il essayait de faire taire la fille avec un oreiller, Bigger la suffoque et la tue accidentellement. Cet accident irréparable va pousser Bigger à fuir les autorités, la suprématie blanche. Mais temporairement il va être libre. Nous avons ici le portrait d’un homme que son environnement ne laissera pas vivre, à moins qu’il ne se défende ou attaque par anticipation. Oui, c’est centré sur la rage. Mais qui produisait un tel vaisseau pour la destruction? En présentant le roman, Wright reconnait une motivation troublante. Se référant à son premier roman, qui avait séduit, «Les enfants de l’oncle Tom,” il dit,

«Je trouve que j’ai écrit un livre que même les filles de banquiers pourraient lire, elles pourraient en pleurer et se sentir bien. Je me suis juré que si jamais j’écrivais un autre livre, personne ne pleurerait en le lisant; ce serait si dur et profond qu’ils auraient à y faire face sans la consolation des larmes. C’est cela qui m’a fait me mettre au travail avec le plus grand sérieux».

Calmez-vous

On nous dit que la colère est une émotion stérile. Katherine Ann Porter, la collègue contemporaine blanche de Wright exprima son horreur face à lui et ses pairs, « je ne peux pas les lire. Je suis si fatiguée de toute cette haine et ce poison. Ils ont tous eu des vies horribles -des expériences si horribles que ça leur a laissé des esprits monstrueux. James Baldwin, je pense qu’il était fou[2]».

Qu’est-ce qui dérangeait exactement Porter dont la carrière traversa le mouvement des droits civiques aux États-Unis; l’art est-il exclusivement destiné à embellir, à dorloter?

Je me demande s’il y a une sorte d’amour masochiste dans la violence et si cette violence est la première étincelle de la conscience sociale. Si oui, c’est du genre qui vous arrache à l’existence indolente vers le réveil de la conscience. Comme l’a dit Audre Lorde, «Le processus d’apprentissage est quelque chose que vous pouvez provoquer, provoquer comme une émeute.” Oui, ça fait mal. Mais c’est aussi tellement bon pour vous.

Est-ce que la fille du banquier pleure pour vous? Nous nous avançons par la beauté pas par la saccharine. L’amour plutôt que la sentimentalité inspire la transformation. De temps en temps la passion forge un chemin vers la révolution.

[1] «Lilith» est une référence bienvenue au personnage biblique qui contrariait les hommes pour sa liberté de faire les choses à sa manière. [2] Givner, Joan. Katherine Ann Porter: Conversations. University Press of Mississipi.1987