Le spectateur Bi

De Jackson Otieno. Tableau de Corinna Nicole

Comme c’est incroyable la variété de personnes qui vivent dans cette ville. Egalement incroyable le fait que nous pouvons ne rien remarquer, si nous ne prêtons pas attention …

Ma dernière année au campus débuta en Novembre 2010. Je m’étais promis que si je finissais, j’aurais réalisé quelque chose d’important dans ma vie. Une réalisation de grandeur importante qui repondrait à mes propres attentes, pas celles des autres. Quoi qu’il en soit, ça devait être assez signifiant pour provoquer ces moments intimes, quelques années plus tard, quand vous vous retrouvez à sourire tout seul en vous rappelant de certaines choses, heureux, même si vous ne l’aviez jamais partagez avec quelqu’un.

Cela faisait quelques semaines que j’avais rompu avec ma copine, et j’étais aussi déboussolé qu’elle. Sheila était tout ce qu’un homme (hétérosexuel) pouvait désirer. Belle avec une peau d’ébène douce et soyeuse, un sourire magnifique et des pommettes merveilleuses. Cette beauté Africaine avec des fesses et des jambes pour lesquelles l’on pourrait facilement tuer; c’était facile à imaginer que n’importe quelle robe sexy lui ira à merveille. Un chef dans la cuisine, la parfaite compagnie à chaque fête, une sexologue dans la chambre. Pour couronner le tout, elle était attentionnée et intelligente. Elle est si bien que je me demandais ce qu’elle a bien pu trouver a un toqué “type artistique” comme moi.

Tout le monde, moi y compris pensait que j’étais fou de la laisser partir ; malheureusement, ce n’était pas la première fois que je laissais mes chances passer. Rita a été la première, et d’autres ont suivi après elle. Toutes merveilleuses au débit, mais très vite chiffonnées après un temps à ma compagnie.

Me voici une fois de plus, célibataire, et commençant ma dernière année universitaire. Je pouvais enfin vivre l’étudiant typique en dernier cycle de n’importe quelle université du monde. Il était temps pour un nombre illimité de SDA.[1]

Je fréquentais un groupe de gars idéals pour ce projet. Nous partagions le même emploi du temps scolaire, vivions dans le même dortoir. Chaque vendredi soir, nous faisions la fête dans la chambre que je partageais avec Keegan et que nous avions baptisée “Emirates”, car nous étions tous les deux supporters d’Arsenal, l’équipe de foot.

Outre Keegan et moi, dans notre groupe, il y avait Omosh, Edu, Jesse, Ska, Costa, et Kip. Oh, et ​​deux camarades filles, Anne et Debbie, qui étaient considérées comme des ” garçons” parce que, eh bien, plus sur ce sujet plus tard.

“Emirates”, était située dans ​​l’aile gauche du troisième étage de Jamhuri Hall, assez éloignée du bureau du surveillant qui était au rez-de-chaussée. Mal payé, grinché et vieillissant, il nous ignorait plutôt que de se taper trois étages juste pour nous dire de baisser la musique.

Les fêtes étaient à la hauteur de toutes fêtes de campus. Certaines nuits, comme s’en vantait Omosh, au moins cinq d’entre nous s’envoyaient en l’air. Les meilleures nuits, c’était Anne ou Debbie qui s’embrassait une fille, ce qui nous excitait. Cela arrivait à presque chaque que Jonas, l’ami gothique de Keegan se joignait à nous du premier étage avec ses copines renifleuses de crack qui avaient une bizarre combinaison d’être des groupies et effrayantes. Cependant elles étaient toujours sexy et c’est tout ce qui comptait ; c’était un signe que nous serions sans doute tous chanceux ce soir-là. Les partouzes n’étaient pas inconnues, mais il y avait une règle sous entendue qui interdisait deux mecs à la fois. Ca faisait «gay», et mais cette logique ne s’appliquait pas à une partouze avec plus de deux filles.

Les samedis, la fête se déplaçait habituellement à Peacock. Selon notre avis, Peacock était un cran au-dessus de votre coin régulier de Nairobi. La déco était principalement faite de drapeaux des différentes équipes Kenyanes et Anglaises de Manchester à Mathare United, des maillots de AFC Leopards à AFC gunners encadrés sur aux murs, un grand écran plasma, et surtout des prix des boissons alcoolisées défiant toute concurrence. Peacock était notre clinique pour les gueules de bois dans l’après-midi et la deuxième phase de nos fêtes de week-end. En plus des jeux vidéo sur l’écran plasma, il y avait surtout la musique bruyante de DJ Karris.

Et voilà Devin.

La première fois que j’ai remarqué Devin, c’était le soir où Omosh, par le plus malin des esprits, avait fait une blague sur les lesbiennes et comme exemple, avait montré une silhouette élégante solitaire depuis l’autre bout du bar. J’ai suivi le mouvement d’Omosh pour y voir un homme mince, bien soigné, bien habillé …. Bien sûr, il sa tenue était complétée d’accessoires de bon goût et il portait des grandes lunettes avec un cadre épais, une casquette militaire verte, et avait une manière métro sexuelle qui pourrait être considéré comme «féminine», mais de là à penser qu’il était une fille? Bien sûr que non!

Je me mis à le dévisager, et il me renvoya un regard interrogateur du genre, «Quoi? Tu vois quelque chose d’intéressant»? Je retournai vite la tête. J’ai essayé de me reconcentrer sur mon équipe, mais mon esprit était resté de l’autre côté du bar. Ce visage, peu importe le manque d’expression dans le regard qu’il m’avait lancé, avait ouvert une porte dont j’étais vaguement conscient de l’existence.

Je me rappelais de Tony, un camarade du lycée qui aimait me faire des gestes suggestifs. C’était éprouvant de prétendre que je ne les remarquais pas, car ils avaient cet effet sur le battement de mon cœur, je n’ai jamais voulu connaître la raison. Je me suis mis à me souvenir des cuisses lissantes de Mwangi dans les coulisses du théâtre, au moment des changements de costumes. Le sourire qu’il ne manquait jamais de me lancer, comme pour me dire qu’il n’y a n’avait rien de mal à le dévisager. J’était conscient de certaines sensations que je mettais sur le fait d’être puceau et que sortir avec une fille allait les faire disparaitre.

Mais Sheila et Rita et toutes les autres, aussi belles et aimantes qu’elles avaient pu être, et aussi fou d’elles que j’étais, n’avaient pas “effacé” ces sensations.

Ce samedi à Peacock, j’ai décidé de faire connaissance ces sensations refoulées. Après m’être rassuré que tout le groupe pensait que le gars en question était une fille et tout en gardant mon propre avis, je proposai un défi. Je les suggérais de draguer une  “lesi” et prouver qu’ils ont ce qu’il faut pour obtenir le numéro d’une lesbienne et peut-être même l’amener sur la piste de danse. Le prix, une tournée aux frais de tous ceux qui auront échoué, deux tournées aux frais de celui qui s’abstiendra.

Les paris étaient monnaie courante pour nous. Ils servaient à faire couler la boisson chaque fois que nous sortions et tout le monde connaissait les règles. J’avais pensé à tout. Je savais qu’ils allaient tous être réticents et qu’au moins l’un d’eux dirait sûrement: “Pourquoi ne vas-tu pas en premier puisque c’est ton idée ?”

Feignant l’hésitation, je me levai, vidai le contenu de mon verre de Tusker, pris une profonde inspiration et je déclara à tout le monde : “Souhaitez-moi bonne chance! ”  En me le souhaitant tout bas.

Je me dirigeai vers la table à l’autre bout du bar. Plus je m’approchais, plus son attirance devenait évidente, et ma nervosité augmentait. Lorsqu’ il se rendu compte que je me dirigeais vers sa table, il essaya de cacher son anticipation en jouant au nonchalant, mais le léger mordillement sur ses lèvres trahissait la peur ou l’excitation ou les deux. Arrivé à sa table, je souris en montrant des yeux le paquet de Dunhill Lights placé à côté de son verre de bière et dis de la façon la plus désinvolte possible, ” Puis-je en avoir un?” C’était exactement la phrase de drague que j’avais vu lors d’un festival, quelques semaines auparavant ; dans l’un des films, un groupe de losers essayait vainement d’obtenir l’attention d’une femme sexy, chacun avec une phrase aussi ringarde que l’autre. Je m’attendais à un grand NON.

Il pouvait sentir que j’étais nerveux, “Salut à toi aussi” dit-il sarcastiquement d’une voix rauque douce qui n’était ni masculin ni féminin. Je devins un peu plus confiant. “Désolé. Salut, moi c’est Jay”. Il a juste souri et prit son paquet et le briquet. Pendant qu’il ouvrait le paquet, je me tournai vers ma table. Tout le monde regardait intensément. “Alors c’est ton groupe cette bande de chahuteurs, hein?”  Demanda-t-il en me tendant une cigarette et offrit de me l’allumer. Je l’ai mise sur mes lèvres et me penchai en avant plaçant naturellement ma main doucement sur la sienne pendant que j’aspirais. Pendant que la lueur rouge de la flamme de la cigarette avançait rapidement, je le fixais droit dans les yeux à travers ses lunettes; il ne pas lâché du regard non plus. Ce geste avait ce mélange de sentiments, à la fois nouveau et familier, qui provoquait une nouvelle émotion, mais avec laquelle je me suis senti tellement en contact. A ce moment précis, j’ai réalisé que je n’avais pas à faire un “choix” entre les gars et les filles, ou à supprimer une partie de moi pour l’amour de l’autre. J’avais déçu Sheila et Rita et les autres parce que je pensais que ça devrait être tout ou rien, mais pourquoi?

 

Le lendemain soir, je marchais dans la CDB sur mon chemin de retour en direction du campus. Il était environ 19h30. Je n’étais pas pressé, alors je déambulais nonchalamment, profitant de la ville pendant la nuit, les lumières jaunes des feux de circulation, la circulation lente, les vapeurs d’essence mélangée au poulet et curry frit. Les éclats de rire occasionnels au-dessus des bruits urbains et les bavardages alcooliques depuis les balcons de bistrots. J’appréciais Nairobi de nuit, la ville que j’aime, celle qui résiste pour devenir l’une des mégapole.

En traversant la rue de l’hôtel Hilton, au niveau du trottoir de la International Life House, j’ai failli presque heurté un couple qui venait de l’autre de la direction opposée. Un couple qui rentrait à la maison, supposais-je. Ils étaient pressés de traverser la circulation, mais assez calme pour suggérer qu’ils n’avaient pas de compte à rendre à quelqu’un pour un retard. Et ils semblaient bien se connaître. Ils étaient à l’aise l’un avec l’autre. Assez confortable pour se cogner les épaules pendant qu’ils partageaient une blague et un sourire intime.

Alors que je les regardais disparaître dans la foule, je me demandais s’ils étaient un couple d’amoureux ou juste de bons amis, mais cela n’avait pas d’importance. C’était simplement magnifique. C’était comme s’ils avaient un accord, un protocole d’accord pensais-je, dont les termes étaient simples: se rendre mutuellement heureux dans ce moment présent.

Ils étaient chanceux. Après tout c’est Nairobi, l’une des villes les plus animée d’Afrique, et nous étions en pleine semaine, quand le stress lié au travail est à son apogée. Leur bonheur doit être contagieux car il s’était déteint sur moi et je me surpris à sourire. Je tenais un morceau de leur bonheur.

Tout d’un coup, une promenade décontractée en soirée s’était transformée en l’une des expériences les plus étranges que j’ai jamais eu. Je levai la tête et tout le monde souriait. Au début je pensais que c’était juste une illusion, mais cela continua dans la rue suivante, et celle d’après. Je dois être en train de perdre la tête, pensais-je, j’ai des hallucinations. Si ce n’étaient pas les passants qui souriaient, c’était les gens assis sur les bancs du Conseil Municipal ou les chauffeurs de taxi hochant la tête aux sons de leurs radios. Le bonheur était immense, et je me retrouvai tout d’un coup avec une larme aux yeux. Je ne pouvais expliquer cet état d’extasie et cela me rendit triste parce que qu’il était pas profond. Une larme en suivi une autre. Je pleurais de joie d’un œil et de douleur de l’autre.

[1] Sexe, Drogue, et Alcool