Obsidienne

Par Ashley. Photos de Siphumeze Khundayi

Dans le Sud, d’où elle venait, là où les ongles s’enfonçaient dans le sol et en faisaient ressortir de l’eau, là où les femmes étaient des magiciennes méconnues et leurs filles des énigmes, là-bas, l’amour n’était pas simple. L’amour n’était pas aisé. Le problème, avait-elle fini par se dire, se trouvait dans l’insuffisance des signes précurseurs dans la rue et l’irréprochabilité dans l’air léger de la ville. Et il n’y avait pas assez de fissures sur la chaussée – les choses sont toujours meilleures avec du goudron fragmenté.

Raconte-moi. Les mots subsistèrent, rebondirent sur le mur, avant de retourner à elle, nouveaux et pleins. Elle prit Malika dans ses bras et à ce moment-même, le soleil apparut par la fenêtre et fouilla la pièce tel un intrus indiscret – il se posa ensuite sur le visage de Malika comme si elle était un matin. Malika se tourna. Ses yeux perçaient le visage de Haoa, le scrutant à la recherche des mots qui avaient failli sortir. Haoa se retenait toujours – cela n’avait jamais dérangé Malika jusqu’au jour où elles firent l’amour, et cela avait tout changé. C’était comme si ses yeux s’ouvraient pour la première fois et qu’elle voyait enfin – l’amour n’était peut-être aveugle qu’avant sa consommation.

Raconte-moi. Malika avait murmuré ces mots. Contempler le visage de Haoa ne lui avait pas révélé ce qu’elle voulait savoir. Sur celui-ci, elle y avait vu des choses inutiles. De la cicatrice sur sa joue gauche – un éclair léger qui avait l’air d’avoir été dessiné d’une main artistique attentive – elle voyait Haoa, enfant, tomber d’un arbre. De l’intérieur de ses yeux – le regard vague qui allait d’un coin à l’autre de la pièce, ne trouvant rien d’important sur quoi se fixer – Malika voyait une petite Haoa épeurée ; elle voyait comment sa lèvre inférieure tremblait quand elle était nerveuse. Elle était nerveuse aussi fréquemment qu’elle respirait – aussi fréquemment que l’air semblait sonder sa bouche à la recherche de mots.

La vérité n’était pas simple. Si elle l’était, Haoa n’en connaissait pas le goût. Elle savait ce qu’elle savait ; ce qu’elle ne se faisait pas confiance de pouvoir formuler avec précision. De toute façon, elle ne pouvait être sure de son compte-rendu – pas sans le témoignage de Tlatsi et Motse, ses amis d’enfance qui y avaient assisté avec elle.

Haoa avait bien plus que l’avantage de l’amitié. Quand Shoane était son appui et formait le tissu de ses côtes, elle avait une compagnie vraie et profondément satisfaisante. Elles étaient inséparables, tel le contenu d’un vin mûr. Leur relation avait connu quelques accrocs, mais on ne se sent pas s’enfoncer dans des sables mouvants.

Shoane s’était assise près de Haoa au CP. Elle était nouvelle dans l’école. Elle avait souri à Haoa de toutes ses dents. Tout en elle était parfait. Elle avait des yeux vifs, son nez était un petit nœud avec de petits trous homogènes, ses joues étaient pleines et rondes, ses oreilles flânaient de part et d’autre coté de sa tête – comme si elles en étaient détachées. Ses lèvres étaient les meilleures, la lèvre inférieure était plus charnue et plus pleine que la lèvre supérieure qui avait été artistiquement définie. Haoa avait décidé qu’elle avait un chef-d’œuvre de visage, inégalé, sauf par son esprit qui était encore plus beau. Si Shoane était un jour, elle serait le soleil se frayant un chemin avant le chant des coqs, vacillant à travers les arbres et se posant enfin sur la terre tendre. Elle était le chant des oiseaux ; les papillons s’affairant à leur beauté avec préoccupation ; les abeilles vaquant à leur piqure sucrée ; les bourdons bourdonnant, libres et déchainés – aussi déchainé que pouvait l’être une grosse abeille. Elle était l’eau giclant des arroseurs automatiques sous l’herbe plus verte des voisins ; un après-midi sur la colline observant le soleil tomber à l’extrémité du ciel, doucement, lentement. Pour ensuite observer à quelle vitesse la nuit mangeait la lumière et ne la rotait qu’à l’aube suivante. Elle était le sommeil d’une nuit sous le murmure rapide et apaisant d’une douce pluie. Si Shoane était une année, elle serait une année de pluies abondantes, de nombreux couchers de soleil éblouissants, d’arbres fructueux, de neige en hiver, et un automne de jazz à la radio. Partout, de beaux jours et des couleurs.

L’amitié de Shoane et Haoa avait dû commencer bien avant ce jour. Le sourire incomplet de Shoane avait dû être le bouton déclencheur de la naissance d’une amitié qui avait déjà été inscrite dans les étoiles parce qu’après cette interaction initiale, elles se passaient des lettres et faisaient des plans pour des soirées pyjama chez la grand-mère de Shoane.

Shoane était la plus jeune de huit orphelins vivant chez sa grand-mère. A seize ans, sa mère avait fugué avec un garçon de Sibi – un village au nord du sien – pour s’enfuir du vieux prétendant qui avait été choisi pour elle par son père, mais seulement pour y retourner sur son lit de mort, à l’arrière d’une camionnette, avec un bébé – Shoane – grandissant en elle. Quand Ame est décédée, sa mère n’avait eu d’autre choix que de prendre soin de Shoane qu’elle ne pouvait supporter malgré tous ses efforts. Les orphelins étaient huit rappels d’échec et d’humiliation, l’échec de la maman d’Ame de n’avoir pas pu donner naissance à des garçons pour son mari. L’humiliation d’avoir eu une fille fugueuse ; une autre qui avait lamentablement échoué à son mariage, n’avait fait que rendre son époux furieux et avait exposé leurs querelles à toute la ville en laissant ses bleus et ses blessures à découvert ; et deux autres qui avaient vraisemblablement tué leurs époux par leurs comportements décevants. Toutes les quatre avaient ramené la honte à la maison, puis des fils et des filles qu’elles avaient finis par abandonner quand elles moururent, l’une après l’autre.

Shoane était le plus gros symbole de déception. Sa mère était morte en premier. On dit que son père était mort dans les rues de Johannesburg avant qu’Ame ne retourne à la maison. La grand-mère de Shoane l’avait regardé avec inquiétude, pensant au jour où ses propres démons reviendraient tous les détruire. A l’époque, elle était veuve avec une fille divorcée, deux qui étaient veuves et huit petits-enfants qui étaient tous loin de leurs pères biologiques pour une raison ou une autre.

Même après que toutes ses filles soient décédées, c’était toujours le visage de Shoane qui avait le pouvoir de changer son humeur pour le pire, et ce, à n’importe quel moment. Shoane était trop jeune pour comprendre ce qui se passait. Même quand les autres orphelins l’ostracisaient, l’appelant Ngoana Letekatsi, elle ne pouvait rien faire de plus que trouver des corvées à faire et elle était tellement calme que parfois, on ne se rappelait d’elle qu’à l’heure du dîner, quand sa grand-mère servait du porridge et de la sauce dans la huitième assiette en plastique.

« Sha ! » jappait-elle, comme si prononcer son nom en entier l’importunait. Elle fronçait le nez et plissait les yeux à la vue de Shoane, puis elle lançait l’assiette à Shoane qui était à peine assez proche pour l’attraper sans avoir à se jeter vers le plat. « Écarte-toi de mon chemin Sha ‘nake, hors de ma vue ! » Shoane quittait alors la pièce de manière posée, seulement pour se mettre à courir une fois qu’elle était loin des regards perçants de tout le monde. Elle se réfugiait sous l’arbre au bout des toilettes et s’asseyait silencieusement sous la protection de ses ailes pour manger. Les larmes lui venaient aux yeux quand elle essayait de s’imaginer une vie sous la protection de sa mère et de son père.

Pendant longtemps, Shoane n’avait rien d’autre que cet arbre ainsi que le ciel immense vers lequel elle lançait des vœux comme un rituel. Jusqu’à ce qu’un jour, une assistante sociale passa à la maison pour aviser sa grand-mère à propos du fait qu’elle maintenait Shoane en dehors de l’école. Une jeune amie de sa grand-mère, Mosele, était allée voir l’assistante sociale à propos du fait que la vieille femme avait scolarisé tous les enfants sauf Shoane, et l’assistante sociale était venue lui parler deux jours plus tard. « Elle doit être scolarisée. Chaque enfant dans ce pays doit être scolarisé. Est-ce que vous comprenez MaLefa ? » avait-elle dit. Shoane était en classe le lundi suivant, et sur instruction de l’assistante sociale, elle souriait anxieusement à la fille bizarre et bègue qui était assise près d’elle. « Pour te faire des amis ; sourire est un excellent moyen d’exprimer ton intérêt pour quelqu’un, alors souris et invite les à s’assoir avec toi pendant la pause déjeuner » avait-elle ordonné.

À la fin de cette semaine, Shoane connaissait quasiment chaque coin de la maison de Haoa : la cuisine pâle avec sa cuisinière à gaz aux quatre plaques, ses carreaux en plastique beiges, la table rectangulaire aux pieds en métal, ses chaises assorties, les casseroles Hart, la vaisselle colorée, et les rideaux en organza blancs. Elle connaissait le salon, ses murs roses, ses canapés bruns, la télévision à écran 52 pouces – les images en noir et blanc sur la télévision, la cloison en chêne foncé, le tourne-disque près de la porte. Les disques du père de Haoa étaient empilés près de la machine à coudre de sa mère qui était près de la grande fenêtre. Il y avait un tapis rose sur lequel se trouvait la table basse où étaient placés des livres. Les peintures de Haoa décoraient les murs tels des œuvres d’art précieuses. Aux yeux de Shoane, elles étaient si brillantes et magnifiques qu’elle voulait tout savoir à leur propos – qui étaient les garçons peints, combien de fois Haoa les voyait-elle, où habitaient-ils, quelle langue parlaient-ils, où Haoa avait-elle appris à peindre de la sorte – et Haoa, n’étant pas trop modeste pour parler de ses œuvres, divulguait leurs noms sans faute ni bégaiement. « Ca, c’est Motse, » disait-elle vantard, en indiquant un grand garçon, « et le court là, c’est Tlatsi ! C’est un artiste, tout comme moi ! »

Elles n’étaient pas autorisées dans la chambre des parents de Haoa, mais elles s’y étaient retrouvées assez de fois pour que Shoane remarque la grande armoire en chêne, la tête de lit en velours bordeaux, le seau noir suspendu à un clou sur le côté du mur, la fenêtre et ses rideaux en organza blancs, les chaussures de la maman de Haoa cachées sous le lit. Elle pouvait trouver la chambre de Haoa les yeux bandés, et à l’intérieur, elle pouvait montrer du doigt le lit mince et bas. L’armoire blanche à côté du lit, trois des peintures de Haoa éparpillées sur le mur – d’autres illustrations de ses mannequins favoris – le seau retourné près de l’armoire, les chaussures de Haoa cachées sous son lit, le tapis kaki.

Leur amitié avait donné à Shoane une toute nouvelle vie. Sa grand-mère, tel un loup déguisé en agneau, ne pouvait être méchante en la présence de Haoa, et Haoa était présente tous les jours – même pendant les jours de tempête en été – et au moment où elle s’en allait, au coucher du soleil, Shoane avait déjà diné et était prête à aller se coucher.

Pendant les weekends, les deux petites filles se retrouvaient devant la maison de Shoane dès les premiers chants du coq pour commencer leurs corvées. Haoa n’avait aucune corvée à faire chez elle puisque sa mère avait engagé une femme de ménage pour pouvoir se concentrer sur son commerce de couture. Elles commençaient par le linge. Shoane lavait les vêtements à la main et Haoa les rinçait, puis les étendait sur la corde à linge. Elles faisaient ensuite la vaisselle, balayaient, dépoussiéraient, et frottaient le plancher. Haoa était toujours la première à finir ses corvées et disait toujours à Shoane que Tlatsi et Motse l’avaient aidé.

Un jour, après qu’elles aient fini leurs corvées, elles avaient rangé le pyjama de Shoane dans son cartable et avait marché jusque chez Haoa, dans le centre du village. Sur le chemin, elles avaient rencontré un groupe de filles qui étaient connues pour leur mesquinerie.

« Haoa ‘nake, tu es toujours amie avec Shoane ? Tu sais, je ne l’avais jamais vu venir, celle-là. Qu’est-il donc arrivé à tes amis fantômes ? » avait-dit la leader du groupe en riant. « Comment t-es-tu trouvée une vraie amie ? Dis-moi Shoane ‘nake, t’en as pas marre d’attendre que cette bègue finisse de bredouiller ses salutations ? »

« Laisse-nous tranquilles Rebecca » avait répondu Shoane. »

«  Uh ! L’orpheline me demande de me taire, que c’est mignon ! Est-ce là un amour de jeunesse Shoane ‘nake ? »

« De quoi tu parles ? »

« Pour votre gouverne, on n’est pas aveugle. On vous voit bien vous comporter comme de petits amoureux. Bref… c’était juste pour t’avertir Shoane ‘nake, ta petite copine n’est pas stable. »

« C’est toi ll… la ff… folle dd…dans t… tout ça ! » avait-rétorqué Haoa d’un ton brusque en crachant sur le chaud sol de printemps. Elles avaient treize ans, et étaient un peu plus proches que ne le permettait l’intimité habituelle partagée entre amies.

« Haoa motsoalle, que voulait dire Rebecca en disant que nous agissions comme des amoureux? »

« Elle est ff…folle »

« Oui, je le sais bien. Mais, est-il mauvais que nous…tu sais? »

« Je ne ss… sais pas Sha… motsoalle oaka, je ne pense pas. P… père dit que… »

« La mère d’Ame dit que je dois bientôt me marier parce que je suis une femme maintenant et que je peux désormais avoir mes propres enfants et un mari. »

« Est-ce que c…c…c’est ce q…que tu veux ? »

«  Je ne sais pas »

«  P…père dit que q…quand tu aimes quelqu’un, tu…tu…dois le lui montrer. Et j…j…je t’aime comme j’aime Père. »

« Je ne suis pas très à l’aise avec l’idée que tu m’aimes de cette manière Haoa motsoalle. J’en ai parlé à tante Mosele et elle m’a dit que ce n’était pas bien que ton père fasse…avec toi. »

« Tu as parlé de mm…moi à Mosele ? »

« Bah oui Haoa ‘nake, c’est mon amie… »

« C’est moi t…to…ton amie Sha ‘nake ! C’est moi qui t’aime. C’est moi qui te c…co…connais. C’est moi ton a…am…amie. »

« Je sais. Je t’en prie, écoute-moi, ok ? Calme-toi »

« Ok »

« Je t’aime Haoa ‘nake, tu le sais très bien. Je t’aime de tout mon cœur. Je ne t’aime pas comme j’aime tante Mosele, je ne t’aime même pas comme j’aimerai mes enfants ou mon mari. Je ne t’aime pas comme t’aime ton père, ou comme tu l’aimes lui. Je t’aime, toi. Si c’était normal, si je le pouvais, je t’épouserais et aurais des enfants avec toi. Mais tante Mosele a dit que ce n’était pas bien que je ressente cela envers toi, et que si les gens savaient, ils nous bruleraient toutes les deux. »

« C’est b…bo…bon ! Vas-y, va épouser un homme et avoir des enfants aveugles qui z…z…zo…zozotent. Je m’en fiche. J…jj…j’épouserai Père quand maman mourra. »

« Haoa ! Comment peux-tu dire quelque chose d’aussi audacieux ? Tu ne peux pas épouser ton père, c’est impensable ! »

« Qui a dit ça ? »

« La Bible ? »

« Je m’en fiche ! »

« Haoa ! »

« Q…qu…quoi ? Tu vas m’abandonner Shoane ! Tu vas m’abandonner ici, avec elle et P…Père, et je n…ne pourrai pas le supporter! N’ai-je donc pas était b…bbo…bonne envers toi motsoalle ? Pourquoi veux-tu me quitter ? »

« Je ne sais pas… »

Cette nuit-là, elles s’étaient endormies sans bruit – les lignes de normalités avaient été brouillées bien des années avant cette nuit – jambes entrelacées et seins nus. Toutes deux redoutaient ce qui se passerait le lendemain matin ; quelle gêne se trouverait entre elles pendant le petit déjeuner, comment elles expliqueraient la distance entre elles, et comment elles se croiseraient à l’école et se salueraient telles des inconnues. Cette nuit-là, elles savaient qu’elles ne se parleraient ou ne s’aimeraient plus jamais de la même manière. Elles avaient tort. Elles avaient su trouver la miséricorde incroyable de l’amour. Elles s’étaient réveillées le lendemain avec des ‘je suis désolée’ leur sortant de la bouche. Elles s’étaient serrées dans les bras et avaient juré de ne jamais se séparer, de ne jamais laisser quoique ce soit venir entre elles.

L’année de leurs seize ans, la maman de Haoa avait inhalé tellement de gaz que son corps était devenu blanc et rouge. C’était la femme de ménage qui l’avait trouvé sur le sol de la cuisine. Sa chemise de nuit accrochée à son corps menu. Les yeux grands ouverts – de la manière dont Haoa regardait dans le vide et bégayait des choses incohérentes – son visage était plus pâle qu’un ciel vide. Elle avait été un ciel vide pour la majeure partie de sa vie. Elle avait été mariée au père de Haoa à l’âge de quatorze ans et avait été considérée stérile, n’ayant pas eu d’enfants jusqu’à l’âge de vingt ans. Haoa était arrivée trop tard, pensait toujours sa mère quand elle la regardait bavarder dans sa solitude ou courir après des insectes au vol. Elle avait attendu trop longtemps pour avoir un enfant et au moment où elle avait perdu les eaux, aucune autre partie de son corps ne fonctionnait. Elle aurait bien aimé pouvoir aimer Haoa de la manière dont les autres mères aimaient leurs enfants, de la manière dont elles appelaient leurs enfants à la maison au coucher du soleil, de la manière dont elles allaitaient leurs bébés et préparaient de petits gâteaux quand leurs adolescents se mariaient. Elle était un vide grand ouvert – un gros trou aspirant toute joie qui l’approchait – et tel Ourobouros, elle se consumait elle-même. Ils l’enterrèrent au printemps, un jour de grand vent.

Cette année-là, Shoane avait été demandée en mariage. Son prétendant était un veuf qui approchait la soixantaine. Il gagnait sa vie en dirigeant une entreprise de poste. Il habitait dans une maison simple à deux chambres, dans le centre du Sud. Ce n’était pas grand-chose, mais c’était bien plus que ce que Shoane avait souhaité. Elle était enfin proche de la simplicité béate dont elle avait toujours rêvé. Elle avait sa propre maison, son propre mari qui n’avait aucune attente déraisonnable d’elle – en réalité, il avait voulu qu’elle trouve une femme de ménage pour l’aider à s’occuper de la maison, mais aucune des personnes à qui ils avaient parlé n’était intéressée. Il ne lui avait pas demandé de s’habiller de manière plus « adulte », comme l’exigeait souvent les époux de leurs femmes plus jeunes. Il ne lui avait pas demandé d’arrêter d’aller à l’école ou d’être de retour à la maison avant le coucher du soleil. De plus, il n’avait couché avec elle qu’après leur troisième mois de mariage.

C’était un Vendredi soir, dans la chaleur étouffante de la mi-Janvier. Shoane était rentrée plus tôt de l’école et avait préparé du lapin au curry – le plat préféré de son mari et de sa fille. Elle voulait être gentille avec la fille puisque celle-ci ne lui avait pas adressé un seul mot depuis qu’elle avait emménagé. Mais le dîner n’avait pas ouvert les portes du cœur de sa belle-fille. Celui-ci avait plutôt donné envie d’elle à son mari. Et plus tard cette nuit-là, il l’avait prise. C’était la première fois qu’elle couchait avec un homme et cela l’avait blessé. Elle se sentait trahie, et ça lui avait brisé le cœur, alors cette nuit-là, quand elle finit son devoir conjugal – voyant que son époux dormait à points fermés – elle se faufila en dehors de leur chambre, se dirigea vers le couloir sur la pointe des pieds, et fit un petit pèlerinage vers le passé. Elle passa ses doigts sur le mur et se rappela de la texture de celui-ci quand elle avait dix ans, quand elle s’y cachait ou qu’elle y passait à la hâte. Elle ouvrit la porte de la chambre de sa belle-fille, s’empressa de rentrer et ferma la porte derrière elle avant de marcher vers le lit sur lequel la fille était assise, regardant distraitement dans le vide en se balançant de gauche à droite. La lune était pleine et brillait à travers les rideaux de telle sorte que quand leurs regards se croisèrent, elles se repérèrent sur le champ.

« Cela fait maintenant trois mois. Je ne peux plus te donner plus de temps. J’ai besoin que tu me parles. Phephi hleke! Ke e etselitse rona- nna le oena! » avait-dit Shoane en s’agenouillant devant le lit, le visage ruisselant de larmes comme si ses yeux étaient un courant d’eau douce. « Je t’en prie, dis quelque chose ! S’il te plait… Je t’en supplie, dis quelque chose ! » pleurait-elle.

« N…n…non ! »

« Regarde-moi, s’il te plait, regarde-moi ? »

« Non ! »

« S’il te plait Haoa, u motsoalle waka wa hloho ea kgomo »

            « Je ne s…suis pas ton amie ! »

« Haoa, je l’ai fait pour nous. Le seul autre homme qui s’intéressait à moi habitait tout au loin, en ville. Il m’aurait séparé de toi. Je ne pouvais pas faire ça Haoa, je n’aurai pas pu supporter de te perdre. Je ne l’aurai pas pu ! »

« T…t…tu aurais dû t’en aller ! »

« Haoa ‘nake, je suis désolée »

« Je te haïrais p…p…pour toujours ! »

« S’il te plait ne dis pas ça ? S’il te plait, s’il te plait ?»

« V…v…va-t’en ! »

« Qu’ai-je donc fait ? Tout ce que je voulais, c’était d’être proche de toi. Ne peux-tu donc pas me pardonner ? Je n’aime pas ton père – je t’aime toi. Je veux m’endormir avec toi tous les soirs et voir ce visage parfait au réveil, chaque matin. Et il en sera ainsi, ton père vieillit. Il mourra bientôt, et nous pourrons être ensemble. Ainsi, personne ne posera de questions parce que nous formons désormais une famille… »

« T…t…tu veux t…tu…tuer mon père ? »

« Non, Haoa…Tu as mal compris. Tu prends tout ceci de travers. Ce n’est pas comme cela que je l’avais imaginé, je n’avais pas l’intention de ruiner les choses entre nous. J’étais tellement sure que ce que je faisais était bien. »

« Si tu tues m…mm…mon père, je te t…tu…tuerai ! »

« Haoa ! »

« Je le ferai! Je le ferai ! »

« Ao Modimo! » pleurait Shoane agenouillée, s’accrochant à la jambe de Haoa.

« Je veux que t…tu t’en ailles ! Ppp…prend tout ce qui t’appp…t’appartient et va-t’en ! »

« D’accord. »

Le lendemain, le père de Haoa partit travailler comme d’habitude. Et avant qu’il ne disparaisse en haut de la colline, en route pour la poste, Shoane avait déjà rangé toutes ses affaires. Haoa la regarda transporter sa valise sur la tête et s’en aller. Elle sentit son cœur gonfler dans sa poitrine, elle sentit son sang tour à tour bouillir, puis se glacer. Elle voulait avoir l’air inébranlable et insouciant, mais ses yeux s’étaient remplis de larmes qui avaient rapidement fait de couler sur ses joues. Elle ne pouvait plus supporter la vue de Shoane qui s’en allait – qui la quittait – alors elle claqua la porte et s’effondra en se lamentant de manière incontrôlée. Elle était restée là-bas le reste de la journée et ne s’était levée que pour ouvrir la porte à son père. Quand il demanda après Shoane, elle lui dit tout simplement « elle est partie ».

Shoane avait pleuré tout le long du chemin qui menait chez Mosele. Elle arriva devant la modeste maison en terre et déposa ses valises avant que Mosele n’arrive à la porte. Elle avait passé toute la semaine à la maison à pleurer. C’était le genre de perte qui était tout simplement inconsolable – pas comme quand on lui avait dit que sa mère était morte quand elle était bébé ou que son père était mort avant de la connaitre. C’était une douleur quotidienne qui la poignardait dans le cœur. C’était l’amour qu’elle chérissait le plus au monde lui crachant au visage. C’était un sabre qu’elle avait elle-même ciré et poli lui pénétrant répétitivement la poitrine comme si de rien n’était. Elle était sure qu’elle allait mourir. Elle ne pouvait pas respirer, elle avait un mal de tête persistant, des douleurs à la poitrine qui la paralysaient, et même si elle s’efforçait de fonctionner malgré la douleur, elle savait qu’elle mourait petit à petit.

Cela faisait presque trois semaines qu’elle avait quitté son mari et l’amour de sa vie. Mosele l’avait encouragé à sortir alors elle était allée faire un tour et s’était retrouvée sur le rocher où elle s’était assise plusieurs fois avec Haoa pour admirer le courant d’eau bleue en dessous, y jeter des cailloux et des feuilles mortes et voler des baisers entre deux bouchées de raisins. Elle regarda en bas et l’eau qui, auparavant avait été claire, était désormais aussi brumeuse que sa vie ; Shoane était submergée par la manière dont les choses avaient changé si rapidement. La vie, c’était comme marcher sur la pointe des pieds sur une ficelle qui pouvait se casser à tout moment et vous laisser tomber dans le vide, sans aucune issue. Elle repensa à l’époque où elle se débrouillait plutôt bien dans la vie, mais là, elle n’avait aucune idée de ce qu’elle allait faire. Elle aurait aimé pouvoir s’en aller – prendre le prochain bus – mais pour aller où ? Elle était incapable de retourner chez la mère d’Ame et faire face à son mépris. Elle n’avait aucune intention de la revoir. Pas après qu’elle ait été si fière d’elle pour avoir trouvé un mari – elle la détesterait encore plus. Elle ne pouvait même pas se faire à l’idée de la honte qui la couvrirait. Elle repensa à Haoa, à comment elle était devenue si insensible. Elle aurait aimé pouvoir revenir en arrière, défaire son erreur. Réparer son cœur brisé ainsi que celui de Haoa, mais plusieurs occasions lui avaient appris que le temps, tout comme les mots, n’était pas un doigt que l’on pouvait retirer. Elle venait juste de se lever pour retourner à la maison quand elle vit Haoa qui marchait dans sa direction.

« Haoa ! » s’était-elle exclamée.

« Toi…sale ss…sorcière ! »

« Qu’est-ce que j’ai fait encore ? »

« Toi…tu l’as ensorcelé ! Il ne mm…mange plus, il ne dd…dort plus, il ne p…parles plus, il ne me r…re…regarde plus, il ne me t…ttou…touche plus – c’est de ta faute ! T…tu me l’as pris ! » avait-elle aboyé, et tout se passait tellement rapidement que ses mains avaient poussé Shoane du rocher. Son cœur s’était brisé bien avant qu’elle n’entendit le craquement des os de Shoane se brisant au fond du courant. Ce fut bruyant, sec et précis, comme si le monde se brisait en deux et que tout tombait au travers de la fissure avec des effets sonores rapides. Ce qui s’en suivit fut le silence le plus total qu’elle ait jamais connu. Elle regarda aux alentours. Ni Tlatsi, ni Motse n’étaient en vue. « Qu’est-ce que j’ai fait ? » pleura-t-elle. Tlatsi et Motse avaient eu tort. Ils lui avaient conseillé de trouver Shoane et de l’étrangler pour lui avoir volé son père. Ils n’avaient jamais vraiment aimé Shoane – ils n’avaient cessé de lui répéter de faire des choses horribles à Shoane depuis qu’elles étaient petites, mais elle aimait beaucoup trop Shoane pour lui faire mal où que ce soit – jusqu’à ce jour. Ils avaient parlé trop fort, elle était devenue anxieuse. C’était une erreur. C’était une erreur, s’était-elle-dit en regardant Shoane, pâle et immobile à la surface de l’eau.

Haoa avait couru chez elle en hurlant, les mains sur la tête, et trouva son père qui préparait leur dîner dans la cuisine.

« P…p…père ! J’ai f…ff…fait quelque chose d…do…d’horrible ! S’il te plait, ai…ai…aide moi ! »

***

Haoa découvrait que la ville n’était pas l’endroit idéal pour s’enfuir de ses démons. Elle se demandait souvent s’il y avait un endroit au monde où elle pouvait se cacher de la sobriété avec laquelle elle se rappelait de Shoane. Cette image d’elle pleurant la nuit avant qu’elle ne s’en aille. Puis l’image subséquente de son corps sans vie en dessous du rocher. Shoane lui manquait inéluctablement.

La ville n’était pas un endroit pour les histoires comme la sienne. Elle aurait aimé qu’on la prévienne du fait que si l’on voulait échapper à son genre de passé, ce n’était certainement pas en ville qu’on y arriverait ; là où vous rencontriez des étrangères qui vous donnaient envie de leur révéler la vérité à votre sujet, même si la vérité était que vous aviez connu l’amour, et que maintenant, vous étiez vide et presque morte. La ville avait dit que l’amour était simple mais Haoa n’avait aucune connaissance de cette simplicité.

Malika regardait Haoa dans les yeux, visiblement choquée. « Elle a épousé ton père ? Mon Dieu ! Je suis vraiment désolée, chérie ! Qu’est-ce qui s’est passé ensuite? Je suis vraiment désolée! »

« Elle…elle s’est suicidée »

« Oh mon Dieu ! »

« C’était très dur pour mon père. »

« J’imagine…Je suis vraiment désolée – pour lui, et pour toi bien entendu, elle…elle l’a bien mérité. Quelle trahison ! »

« Non…non. Elle ne le méritait pas du tout. »

« Mais chérie, elle a épousé ton père ! Est-ce que tu te rends compte ? C’est complètement malade. »

« On…on devrait p…p…parler d…d’autre chose, s’il te plait. »