Au Bord du Gouffre

Par Barbara Mhangami-Ruwende. Photo de Siphumeze Khunday

Publié pour la première fois dans Guernica
Voici comment elle s’imaginait que l’on retrouverait son corps : dans un manteau noir et des bottillons. Ils retireraient son corps des eaux troubles en secouant la tête. Si jeune,
diraient les officiers de l’équipe de secours. Ils regarderaient son visage à la peau foncée – placide avec des nuances grises – et remarqueraient le point de beauté à droite de sa lèvre inférieure. En l’allongeant sur la civière, ils remarqueraient également les longues tresses encadrant un front large qui s’inclinait légèrement vers un nez discret. Ses sourcils seraient habilement arqués. Ses yeux rapprochés seraient fermés comme si elle dormait.

Après un examen préliminaire, ils mettraient son corps dans un sac noir. Ce dernier irait directement au laboratoire d’analyse. Ils conduiraient lentement. Pour une femme morte, point de fanfare ni de sirène. Ils la déposeraient sur une table en acier en dessous d’une lumière éblouissante, retireraient ses bottillons et attacheraient une étiquette à l’un de ses gros orteils. Ils auraient des difficultés à retirer son manteau et finiraient tout simplement par le découper. Ensuite, ils s’arrêteraient un moment, fascinés par sa nuisette rouge et noire et sa culotte assortie. Quand ils la rouleraient sur le côté à la recherche de signes de traumatismes, ils se rendraient compte que la culotte en question était en fait un string. Ils examineraient sa tête à la recherche de trous de balles ou d’une fracture du crâne. Non, diraient-ils, en secouant la tête. Indéniablement une call-girl de luxe. Elle a sûrement dû
aller à l’encontre d’un de ses clients ou de son proxénète. Ils piqueraient et aiguillonneraient son corps ; passeraient ses poils pubiens au peigne fin à la recherche de poils étrangers ; couperaient ses ongles et remarqueraient les taches de sang qui n’avaient pas été effacées par l’eau ainsi que les lacérations sur ses bras. Ils prendraient des échantillons de ceux-ci pour des tests ADN. Là où son corps n’était pas gelé, ils lui feraient des prises de sang à la recherche de drogues qui pourraient être la cause de sa chute mortelle par-dessus le Pont Waterloo. Eventuellement, ils arriveraient à la conclusion qu’elle avait elle-même mis fin à ses jours. Et ils se demanderaient ce qui avait bien pu pousser une jeune femme si belle à bout. Après tous leurs tests, ils la recouvreraient d’un linceul blanc.

Rati entra dans l’appartement et trouva Thato assis sur le canapé. Sur la petite table près de lui se trouvait un tas de canettes vides, une indication qu’il n’avait rien fait de la
journée. Il n’avait pas pris la peine d’ouvrir les volets alors la pièce était d’une obscurité déprimante. Il leva les yeux du magazine qu’il avait sur les genoux et sourit à sa femme.
La télé dégagea des échos de spectateurs dans un stade de foot. Coucou mon amour, lança-t- elle, son sourire laissant place à une moue. Chéri, tu n’as pas écrit aujourd’hui ! Elle se dirigea vers la cuisine et déposa ses sacs de courses Marks et Spencers sur la table. Elle retira son manteau et l’accrocha dans le vestibule. Elle n’aimait pas avoir ce ton réprobateur, mais rentrer tous les jours à un Thato cloué au canapé, entouré de canettes vides et d’emballages de fastfood ne suscitait pas vraiment son enthousiasme. Elle entra dans le salon et déposa son téléphone et son sac à main sur la petite table près du canapé. Elle s’assit et s’appuya contre le dossier en poussant un soupir de soulagement.
Je n’arrive pas à écrire. Je n’ai aucune inspiration. Peut-être que si tu t’asseyais devant ton ordi suffisamment longtemps, les idées te viendraient petit à petit, tu ne penses pas ?
Elle trouva que Thato avait un air renfrogné et hirsute. Ses cheveux en bataille étaient truffés de gris et des tentacules rebelles s’échappaient de sa moustache pour jouer avec sa
lèvre supérieure.

Je devrais juste renoncer à ces conneries, me comporter en adulte et me trouver un vrai boulot. Comme ça, tu n’auras pas à travailler aussi dur.

Etre écrivain est un vrai boulot et on s’en sort plutôt bien. Et puis, tu serais malheureux dans une autre profession. Bah, je suis malheureux en tant qu’écrivain.
Rati se pencha et lui caressa la joue, remarquant avec tristesse comment les traits autrefois sculptés de son visage étaient désormais arrondis et comment son ventre dépassait de sous sa chemise à carreau.

Ce qu’on devrait vraiment faire, c’est sortir un peu plus, profiter de la vie un petit peu, tu vois ? Peut-être que comme ça, tu trouveras un peu d’inspiration. Thato se dégagea de son emprise. Maman a appelé.
Ah !
Les supporters du match entonnèrent des slogans endiablés. Un but avait été marqué. Le visage de Thato s’illumina et il se figea sur place. Il avait le derrière relevé et était prêt à
bondir. Sentant ses muscles se crisper, Rati prit une grande bouffée d’air. Elle se leva, passa devant Thato et se dirigea vers la cuisine. Elle déposa la miche de pain bis dans le panier à pain, fredonnant silencieusement. Elle était décidée à ne pas laisser l’appel de la mère de Thato lui gâcher le moral. Les pâtes furent placées dans le placard, près du pot de Waitrose’s Hot Cocoa Mix, le préféré de Thato. Alors qu’elle empilait les rouleaux de serviettes en papier dans le placard en dessous de l’évier, Rati ressentit quelque chose similaire à de la satisfaction. C’était une sorte de bonheur tiède ; le genre de bonheur que l’on concoctait à partir des fragments de toutes ces petites choses qui, dans un couple, auraient pu être perçues comme du bonheur. Elle n’était jamais sûre si ces fragments existaient vraiment ou s’ils étaient tout simplement des invocations qu’elle infusait d’espoir afin de pouvoir sortir du lit tous les matins. Peu importe ce que c’était, Rati chérissait ce bonheur comme elle l’aurait fait avec un enfant. Si seulement elle en avait.

Un mariage sans enfant était comme un grenier vide ; l’utérus, une tombe profanée. Dix ans de mariage et rien en vue. Rati rangea le yaourt dans le compartiment du réfrigérateur en dégageant ses longues tresses de son visage. A trente-sept ans, elle prenait bien soin d’elle et était bien consciente de sa beauté. Elle fredonna, reconnaissante que Thato n’aie pas abandonné leur union malgré la pression de sa famille d’avoir un enfant, et sans le moindre signe d’une grossesse. Rien. Un utérus desséché, avaient-ils diagnostiqué. Celui-ci avait besoin d’un peu d’engraissement, de même que ses cuisses et le reste de son corps.

Rati stoppa ses fredonnements pendant un moment pour savourer son désir d’enfanter. Telle une démangeaison sur un membre fantôme, elle ne pouvait pas y faire grand-chose ;
encore moins sur la manière soudaine avec laquelle ce désir apparaissait. Alors qu’elle plaçait les paquets de chips dans le tiroir à collations, elle se demanda si son désir d’avoir
un enfant était entièrement le sien ou s’il était en partie dû aux souhaits de toutes les personnes qui étaient persuadées qu’elle avait besoin d’un enfant.

Tout le monde avait une opinion au sujet de son infécondité. Des ovules délabrés,avaient-ils conclus, pas étonnant avec tous ces hommes qui étaient passés en elle tels des trains passant à travers une gare. Le pauvre Thato était celui qui s’y était arrêté pour de bon. Ils secouaient la tête et claquaient la langue, abasourdis. Elle avait usé de charme et de sorcellerie pour le piéger, murmuraient-ils derrière elle.

Thato était resté à ses côtés lorsque sa famille avait remis en question son choix d’épouse. Elle savait qu’il avait fait de son mieux pour lui épargner les railleries et les
commentaires cruels, surtout ceux de ses sœurs. Durant les premières années, leur passion était tout ce dont ils avaient besoin contre ces intrusions. Mais avec le temps, la pression avait commencé à leur peser lourd. Le chantage émotionnel était à son comble et les revendications de petits-enfants étaient souvent accompagnées de larmes abondantes et de menaces de se faire couper de la famille. Depuis le Zimbabwe, on lui proposait de visiter des ngangas, des hommes de Dieu, des prophétesses de l’esprit de Njuzu. On lui avait même proposé de mâcher des herbes spécialement conçues pour ranimer un utérus mort.

Rati et Thato avaient tous deux subi toutes sortes de tests de fertilité et s’étaient inscrits à toutes sortes d’études. Tous deux avaient été déclarés physiquement aptes à avoir des
enfants. Vous avez juste besoin de vous détendre, tous les deux, lui avait dit son médecin à maintes reprises. Rati sourit en ouvrant une tablette de chocolat Cadbury’s et en y mordant à pleines dents. Son médecin était une femme âgée aimable qui insistait que l’enfant ne viendrait que lorsque qu’elle serait assez détendue pour que son utérus le reçoive. Il arrivera lorsque vous vous y attendrez le moins. Mais Dr. Silverman, comment ne pas s’attendre à quelque chose que l’on désire depuis si longtemps ?

Oubliez tout simplement que vous essayez de tomber enceinte. Plus facile à dire qu’à faire, pensa Rati en se léchant les doigts et en déposant la barre de chocolat sur la table. Surtout lorsque tellement de gens n’hésitaient pas à vous rappeler que votre fichue horloge biologique tournait. Elle se sentit légèrement irritée. Plusieurs de ces amies avaient des enfants et elle en avait marre des messages WhatsApp incluant des photos d’anniversaire ou de nourrissons aux visages chérubins. Ses collègues à la banque gardaient sur leurs bureaux, tels des porte-bonheurs, des photos de leurs petits tout sourire, gencives nues exposées. Elle poussa un soupir, triste pour elle-même, mais davantage pour Thato. Au cours des années, elle s’était rendue compte de la chance qu’elle avait. Elle avait des amies qui étaient mariées à des hommes moins qu’indulgents et bon nombre de ces derniers n’étaient rien d’autre que des boucs infidèles prêts à coucher avec tout ce qui pouvait ressemblait à une femme. Siphiwe, son amie de Birmingham, était une caricature de Rati. Elle avait pris plus de cinquante kilos depuis qu’elle avait épousé Emeka. Elle avait faussement cru que les attentes culturelles seraient moins pesantes si elle épousait un Nigérian plutôt qu’un Zimbabwéen. Neuf mois après les festivités nuptiales, sa belle-mère était venue passer du temps avec eux. Six ans plus tard, celle-ci était toujours chez eux et espionnait leurs ébats amoureux pour s’assurer que tout se passait de façon à ce qu’elle puisse avoir des petits-enfants. Siphiwe était très déprimée et se rabattait sur la nourriture pour enfouir ses émotions. Emeka lui s’était adonné à la boisson, ce qui, étant données les quantités qu’il absorbait, n’était pas très propice à la procréation.

Rati se débarrassa de ses bottes et enfila ses pantoufles roses. Elle se dirigea vers le frigo d’où elle retira une casserole au thon. Ils se contenteraient de restes pour le dîner de ce
soir. Thato n’avaient rien à voir avec ces hommes. Il n’avait pas succombé à la pression que sa famille lui mettait au sujet d’avoir des enfants pour faire survivre le nom de la lignée. Il
n’était pas retourné secrètement au pays pour épouser une seconde femme qui lui donnerait des héritiers. Simba, Munya et Darlington avaient tous des « petits foyers » au Zimbabwe. Thato avait eu une grosse dispute avec sa mère à propos d’une deuxième épouse. Après cela, il avait arrêté de lui payer des billets d’avion pour qu’elle leur rende visite. Rati savait que Thato avait accepté le fait qu’elle était la raison pour laquelle il n’était plus proche de sa famille. Cependant, elle savait aussi que cela le rendait extrêmement triste et cette tristesse affectait leur couple. Leur relation n’était plus emplie d’affection et de conversations intéressantes. Ils passaient à peine du temps ensemble.

Elle avait essayé mais Thato ne pouvait se débarrasser de ce qui le paralysait. Vu de l’extérieur, il semblait heureux, mais elle savait que son corps se recouvrait de couches de
graisse pour cacher son chagrin et écarter le reste du monde. Lorsque Rati tentait de discuter de ce qui le dérangeait, elle se heurtait à son mutisme. Ou alors, il quittait tout
simplement la pièce. Quand elle le poussait trop, ils finissaient par se disputer, des choses cruelles étaient dites et invariablement, elle finissait en larmes. Alors pour éviter tout
cela, leurs échanges se limitaient à des banalités.

Rati alluma le petit lecteur CD qui siégeait sur le rebord de la fenêtre et jeta un coup d’œil à la photo de Mbuya, sa grand-mère maternelle. La voix enivrante de Simpiwe Dana noya les clameurs des supporters. La mélancolie l’enveloppa tel un châle l’emmaillotant dans son chagrin. Six mois étaient passés depuis que Mbuya était décédée. Comme elle aurait voulu entendre sa voix à cet instant ! Rati souleva la photo. Elle contempla son visage, un parchemin de rides et de plissements. Elle ne souriait pas et le point de beauté à droite de sa lèvre inférieure était visible. De doux yeux marrons la regardaient et elle sentit ses larmes monter. Sur la tête, Mbuya portait un foulard rouge attaché so brement. Un saxophone chanta son chagrin et Rati toucha le visage de Mbuya.

Elle pressentait que le décès de Mbuya l’avait changé d’une manière qui la terrifiait, bien qu’elle ne sût pas ce qu’étaient ces changements ou ce qu’ils signalaient. Elle aurait aimé
pouvoir partager ses appréhensions avec son mari. Thato l’avait accompagné au Zimbabwe pour les funérailles. Il avait été son roc. Il avait été présent dans ses moments de chagrin. Mais peu après leur retour à Londres, il s’était retranché dans son cocon, la laissant seule dans son deuil. Une fois toutes les provisions à leur place et la casserole au thon dans le four, Rati
diminua le volume de la musique. Elle replaça la photo de Mbuya et se dirigea vers le frigo. Chéri, tu veux boire quelque chose ? Elle referma le frigo, se dirigea vers Thato et s’arrêta à mi-chemin entre la cuisine et le salon. De là où elle se tenait, elle pouvait voir l’arrière de la tête de Thato appuyé contre le canapé. Il était tellement immobile qu’elle croyait qu’il s’était endormi. Puis, elle entendit le son de sa propre voix mutée ; un ton sensuel, des phrases nasales, des questions murmurées.

Tu aimes ce que tu vois mon cœur ? Allez bébé, tu sais que t’en a envie. Rati en eut l’estomac retourné. Thato, lui, n’avait pas bougé. Elle n’avait pas besoin de voir son IPhone 5 pour savoir ce qu’il regardait.

Une femme élancée arborant un immense afro, une longue jupe gitane rouge et un débardeur noir sourit à Rati. Elle se tenait debout dans le salon parmi un groupe de femmes qui n’arrêtaient pas de parler. Elles attendaient que la réunion du club de lecture commence. Rati se débarrassa de son manteau humide et l’accrocha dans le vestibule. Elle se dirigea vers un escalier pour rejoindre les autres dans le salon. Des salutations s’élevèrent et Rati échangea quelques civilités. Rati, chérie, comment vas-tu ? Manana sortit de la cuisine transportant un plateau de boissons. Tu es magnifique, comme d’habitude ! Rati lui fit la bise. N’importe quoi ! Pas aussi magnifique que toi. Toujours aussi mince ! J’adore tes tresses.
Rati rit, ravie d’avoir décidé de venir.

Salut ! La femme à l’immense afro apparut derrière Manana, les yeux fixés sur Rati. Oh, laissez-moi vous présenter. Manana ajusta le plateau de boissons pour pouvoir libérer une main.
Xoliwe, je te présente Rati, une camarade de classe du Zimbabwe. Rati, Xoliwe et moi travaillons dans le même cabinet d’avocats. Xoliwe hocha la tête. Ses yeux pétillaient et ses lèvres rehaussées de rouge à lèvre encadraient de belles dents blanches. Rati lui sourit et prit la main qu’elle lui tendait.

Enchantée, marmonna-t- elle, se noyant dans le regard inébranlable de Xoliwe. Xoliwe répondit avec douceur. Enchantée. La voix de Rati trembla légèrement et elle retira nerveusement sa main. Je décèle un accent, d’où viens-tu ? Xoliwe rejeta la tête en arrière et laissa échapper un rire ; un son riche qui donna la chair de poule à Rati.
A t’entendre on aurait dit une de ces femmes Anglaises ! Je parie que si je te disais que j’étais de Londres, tu me répondrais : Non, je veux dire, ton ‘vrai’ pays d’origine.

Rati, feignant l’horreur, éclata de rire. Pitié, j’espère ne jamais devenir comme ça ! Les deux femmes éclatèrent de rire. Xoliwe fit un clin d’œil à Rati et se dirigea vers le salon où les autres commençaient à prendre place. Excitée et confuse, Rati attendit quelques instants avant de la suivre dans la pièce douillette où des sofas en cuir marron avaient été arrangés en demi-cercle. Un feu de bois brûlait dans la cheminée ornée. Rati s’installa entre Manana et Nneka, une régulière du club.

La discussion du jour portait sur This Is How You Lose Her de Junot Diaz, mais Rati était complètement distraite par le visage auréolé d’un afro de Xoliwe. Elle était assise en face
d’elle. Rati ne pouvait détourner les yeux de la bouche de Xoliwe. Elle pouvait voir un piercing sur la langue de cette dernière. Elle était fascinée par la boucle argentée que
Xoliwe tenait de temps à autre entre les dents quand elle parlait.

Le petit salon était dominé par la présence de la jeune femme. Son aura était si radiante qu’à côté, les huit autres femmes avaient l’air de lucioles battant désespérément des ailes pour rester allumées. Vraisemblablement inconsciente de sa beauté, Xoliwe discutait aimablement avec les autres.

Xoliwe la regarda, la scrutant de ses grands yeux marrons perplexes. Puis, elle sourit d’un air entendu. Prise au fait, Rati détourna le regard et tourna rapidement les pages du livre
sur ses genoux, fronçant les sourcils. Le langage est accessible et j’aime bien l’aperçu que le livre donne de la culture Dominicaine, nota Manana en sirotant son verre. Elle semble très similaire aux cultures africaines, surtout pour ce qui est des relations hétérosexuelles.

Rati releva furtivement les yeux et remarqua que Xoliwe la fixait toujours. Son désir était si intense qu’elle en eut le souffle coupé. Ceci ne lui était pas arrivé depuis des années et
jamais avec une femme. Les rapports sexuels avec Thato avaient, depuis longtemps, perdu cet aspect spontané et agréable de plaisir mutuel. Pour Thato, il s’agissait tout simplement d’une fonction corporelle nécessaire. Mais pour Rati, c’était une vraie corvée. Elle l’exécutait sans passion, avec les gémissements nécessaires aux moments appropriés.

Rati remarqua un piercing sur le nez de Xoliwe et son regard s’attarda. Xoliwe lui sourit, les lèvres rouges s’écartant pour révéler des dents magnifiques. Rati ne cachait pas le fait
qu’elle fixait Xoliwe si ouvertement et elle ne se souciait pas du fait que cette dernière se moquait d’elle. La première chose à laquelle elle pensa était la femme sensuelle à brèche
de Shakespeare. La brèche de Xoliwe était une ouverture fine et sexy entre ses deux dents de devant et Rati se demanda qu’elle sensation cela pouvait donner de caresser cette
brèche avec sa langue.

A bientôt Rati.

Chacun rangeait ses affaires pour rentrer et Rati s’occupa à ramasser les verres vides et à les déposer sur le plateau. Elle gardait délibérément la tête baissée. Xoliwe était déjà dans
son manteau, les mains dans les poches. Ça m’a fait très plaisir de faire ta connaissance. Xoliwe ne dit et ne fit rien pendant ce qui avait semblé une éternité à Rati. Est-ce que je peux avoir ton numéro ? Peut-être qu’on pourrait aller prendre un verre un de ces quatre. Rati plongea son regard dans les yeux magnétiques de Xoliwe.
Ok.
Rati récita son numéro de téléphone en soulevant le plateau de verres.Prend soin de toi Rati. Xoliwe ajusta son sac à main et se dirigea vers la sortie.

Xoliwe appela un samedi de Juin. Salut Rati. C’est Xoliwe. J’appelais juste pour savoir si ça te disait d’aller prendre un verre cet après-midi. Rati hésita juste assez longtemps pour se convaincre qu’il ne s’agissait que d’un apéro avec une nouvelle amie, rien de plus. C’est ce qu’elle avait dit à Thato qui avait hoché la tête distraitement, les yeux fixés sur le match de foot qui passait à la télé. Alors qu’elle s’aventurait sous un soleil aveuglant, elle se sentit un peu mal à l’aise. Mais l’idée de passer un autre samedi après-midi en compagnie de Thato, avec tous les non-dits qui planaient entre eux, était toute l’exhortation dont elle avait besoin.

Pendant six mois, Xoliwe enflamma son corps sous les douces voix complices de Nina Simone, Anita Baker et Sade. Toujours, la musique vibrait et berçait leurs après-midis. Elles communiquaient à peine par téléphone. Rati quittait le bureau et se pointait tout simplement chez Xoliwe. Presque tous les jours, aux alentours de quinze heures. Xoliwe avait toujours de la nouvelle lingerie pour elle ; le soutien rose et la culotte assortie étaient ses préférés. Rati aimait bien les nuisettes et les strings. Xoliwe, elle, portait des variations culottes-short et un corsage avec des bottes. Leurs moments ensemble étaient réservés à l’exploration et aux expériences, entre les limites du plaisir et de la douleur. Elle oubliait tout de ses ovules délabrés et de son utérus-sépulcre. La cacophonie des beaux-parents et des attentes culturelles était bannie dans ce sanctuaire de bonheur. Son mariage était devenu ce lourd manteau qu’elle ôtait à l’entrée lorsqu’elle pénétrait dans cet espace où aucune question n’était posée, rien ne lui était demandé ou exigé, et qu’elle revêtait à contre cœur quand venait l’heure de
retourner à Thato. Celui-ci avait remarqué certains changements. Quand il la pénétrait, elle était moite et chaude, souple et complaisante. Les contours de son corps se laissaient moulés par la forme angulaire du corps de Thato. Il avait été troublé lorsqu’elle lui avait demandé de ne pas éteindre la lumière, l’avait légèrement poussé sur le dos et l’avait chevauché ; ou
lorsqu’elle avait guidé sa main entre ses jambes pour qu’il puisse sentir ses pulsations. Il avait été troublé mais s’était montré réceptif, quoiqu’un peu méfiant. Il était toujours
renfrogné et distant. Rati trouvait refuge dans ses pensées de Xoliwe. Elle se sentait parfois coupable mais savoir que Thato ne se doutait de rien allégeait un peu sa conscience.

Il ne lui était jamais venu à l’esprit qu’elle serait un jour attirée par une femme, de la même manière qu’il ne lui était jamais venu à l’esprit qu’elle ne pourrait pas avoir d’enfants. Jusqu’au jour où elle se sentait enfin prête à les avoir mais n’y arrivait pas. Rati avait envie de Xoliwe de la même manière dont on avait envie de quelque chose que l’on connaissait ou que l’on avait déjà eu à expérimenter. Elle était confuse de la profonde nostalgie qu’elle ressentait en pensant à Xoliwe parce que la nostalgie, par définition, était un désir engendré par les souvenirs. Et des souvenirs de Xoliwe, elle n’en avait pas tant que ça.

Mbuya aurait su ce que tout ceci voulait dire. Mbuya était la seule personne avec qui Rati n’avait jamais eu peur de parler de quoi que ce soit. Elle lui avait parlé du premier garçon
avec qui elle avait couché, des blagues qui auraient pu la faire renvoyer de l’école si elle avait été découverte. Elle avait même parlé à Mbuya de son premier boulot à Londres,
celui qui lui avait permis de payer ses études. Mbuya ne l’avait jamais jugé.

Rati et Xoliwe étaient dans l’appartement bohème de cette dernière. Des rideaux décoratifs. Une chambre dont le décor arborait diverses nuances de rose et de mauve. C’était un endroit spacieux et accueillant dont les murs ne semblaient conserver que les bruits de rires et d’ébats amoureux. Xoliwe roucoula tel un oiseau satisfait. J’adore ce soutien et ce string rose vif. Allez remue ces hanches pour moi, bébé. Rati manœuvra désespérément en direction du canapé. Ne bouge surtout pas ! La voix de Thato était glaciale et augmentait la panique de Rati.
Oui, comme ça… Allez, bouge ces fesses pour moi. Waouh, t’es une naturelle dis donc ! Putain, c’est quoi ce bordel ? explosa Thato. Rati tressaillit. Les voix qui s’échappaient de la vidéo étaient une intrusion obscène. La voix de Thato déchira l’air. Rati, comment as-tu pu faire une chose pareille ? Il regardait la vidéo en secouant la tête. Rati s’écroula sur le sol, haletante. A ce moment-là, elle ne désirait qu’une chose : perdre connaissance et ne plus jamais se réveiller.

Elle étouffait. Avec difficulté, elle s’efforça d’avaler sa salive pour éviter de régurgiter tout ce qu’elle avait dans le ventre. Elle était assise à même le sol et se balançait d’avant
en arrière. Son nez coulait. Elle pleurait et se tordait les mains. Cet appartement l’avait vu verser des larmes à maintes reprises. Mais cette fois, même les murs se crispaient avec
gêne au son des pleurs terrifiants et inhabituels qu’elle laissait échapper. Thato ne bougea pas. Il continua à regarder la vidéo.

Retrouvant enfin sa voix, Rati dit d’un timbre étouffé :
Thato, je ne sais pas comment les choses sont arrivées là. S’il te plait, écoute-moi. Je suis vraiment désolée. Je suis confuse – tout ce que je veux, c’est te rendre heureux, avoir des
enfants, fonder une famille – …
Ferme-la ! Ferme-la ! cria Thato, la colère le propulsant du canapé.
Rati, désormais à genoux, continua sa tirade comme si elle ne l’avait pas entendu. Thato, s’il te plait donne-moi une chance. J’irai à l’église. Je te remettrai mon salaire et je suis
vraiment désolée de ne pas porter de dhuku sur la tête devant tes parents. Et je me mettrai à genoux pour te servir tes repas et t’apporterai de l’eau pour te laver les mains.
J’irai même recevoir des injections de Clomid pour qu’ils puissent extraire mes ovules pour faire des bébés et que tu n’aies plus honte de moi. S’il te plaît, pardonne-moi Thato.
Souviens-toi de tout ce que nous avons traversé ensemble. Nous pouvons affronter cette épreuve, s’il te plait…
Rati, la respiration lente, essuya une traînée de morve sous ses narines. Thato marchait de long en large, son corps enragé dominant la pièce.
Rati le fixait, implorante. Mais il n’avait pas l’air de l’avoir entendu. L’odeur de la casserole au thon emplit la pièce. Découragée, la langue molle et pesante, elle se mit à
sangloter. Soudain, elle eut un haut-le- cœur et vomit par terre.
Ils semblaient être figés dans le temps. Et Rati avait l’impression de s’être retrouvée dans le pire des enfers. Thato lui balança son téléphone. Il se retourna pour la regarder. Elle le

fixa. Il avait un rictus aux lèvres. Son visage était devenu un masque déformé. Des années de douleur, de regret et de mépris se déversaient de ses yeux et emplissaient l’air.
Rati se sentit faible et s’éloigna de lui. Elle pouvait sentir l’odeur rance du vomi sur son chemisier et sur sa peau. Elle regarda les cheveux gris sur les tempes de Thato et eut
envie de les caresser, de l’apaiser. Mais ses narines dilatées l’en dissuadèrent.
Tu me trompes. Avec une femme, cracha-t- il avec dégoût.
Elle ressentit de la honte et secoua vigoureusement la tête, réfutant la condamnation qui se lisait dans ses yeux. La voix de Rati était enrouée.
Elle me voyait. Je voulais être vue. Thato la regarda perplexe.
Je voulais être désirée. Alors, tu es allée faire ça avec une femme !
C’est un être humain ! gémit Rati. J’avais juste envie d’une présence humaine.
Oh ? Alors comme ça, tu couches avec chaque être humain dont tu as envie ?
Non, c’est juste que…
Qui es-tu Rati ? Putain, qui est-tu ? Je suis toujours la même personne, la même Rati. Ta Rati. Je ne peux pas rivaliser avec une femme, Rati. Je ne l’aime pas comme je t’aime Thato. Elle peut te garder, dit-il calmement.

Thato, s’il te plait, ne dit pas ça…
Rati essaya de toucher la jambe de Thato mais celui-ci s’esquiva. Il lui cracha dessus et la substance écumeuse atterrit sur la joue de Rati. Elle craqua et commença à se démanger
violemment, écorchant ses bras. L’odeur ferreuse du sang atteint ses narines. Le visage de Thato s’éloigna. Rati ressentait une douleur asphyxiante mais plus aucune larme ne
venait. Elle renonça au dernier fil d’espoir qui la reliait à lui et son corps s’affaissa.

Rati s’imagina la scène lorsque Thato recevrait le coup de fil de la police. Il retournerait à un appartement vide. L’odeur de casserole au thon brulée l’accueillerait à la porte. Il se
précipiterait vers la cuisine pour éteindre le four et ouvrir les fenêtres. Il se rendrait dans leur chambre et verrait l’étagère de chaussures soigneusement rangées, leur lit dressé
avec la couette grise et noire et les coussins décoratifs. Il regarderait à l’intérieur de leur placard. Dans un silence cordial, les vêtements et sacs de Rati côtoieraient ses cravates,
ceintures, chemises et pantalons. Il remarquerait l’arôme légère, presqu’imperceptible, d’egusi soup. Son téléphone sonnerait, vibrant contre sa cuisse. Il le retirerait de sa poche
avec précaution, s’attendant à entendre la voix de Rati. Oui, il était bien Thato Ngwenya.

Non, sa femme n’était pas à la maison. Oui, il viendrait identifier le corps. Dans la scène, Rati le vit se diriger vers le salon. Il s’assoirait sur son canapé préféré en tenant sa tête lourde entre les mains. Il se sentirait étourdi. Un mélange de confusion, de colère, de manque de sommeil et de verres de whisky au malt pris sur un estomac vide. Il réprimerait ses émotions et s’efforcerait de mettre de l’ordre dans ce bordel qui menaçait sa raison.

Rati s’imaginait qu’éventuellement, il se lèverait et conduirait sa Fiat rouge au poste de police. L’idée qu’elle puisse être morte lui ferait enfin monter les larmes aux yeux. Il regretterait de lui avoir craché dessus quand elle était écroulée par terre, recouverte de vomi. Il souhaiterait n’avoir jamais fouillé son téléphone. Parce qu’alors, il n’aurait pas
vu la vidéo qui avait bouleversé sa vie, exposant des choses qui auraient mieux fait de rester cachées. Il négocierait avec sa famille et ses ancêtres. Il serait un époux attentif. Il
lui préparerait à manger ou la surprendrait avec un bain relaxant à son retour du travail. Il l’emmènerait danser et bien plus, s’il seulement il pouvait ravoir sa Rati.
Au poste de police, il entrerait dans la pièce froide imprégnée de formol. Un des murs serait bordé de sacs mortuaires blancs déposés sur des tables en inox. On le conduirait au
centre, à une table sur laquelle serait déposé un corps recouvert d’un linceul blanc. Même en reconnaissant la courbe familière de sa poitrine, de sa taille fine et de ses hanches
généreuses soulignant le drap blanc, il prierait que le corps ne soit pas celui de Rati. Il retiendrait sa respiration lorsque l’officier retirerait le drap. Il verrait Rati dans une
nuisette rouge et noire et une culotte assortie ; des sous-vêtements en dentelle délicate qu’il n’avait jamais vu auparavant.

Il toucherait doucement sa joue froide, bouffie à cause du temps qu’elle avait passé sous l’eau. De ses doigts tremblants, il retracerait l’arête de son nez et toucherait ses lèvres raides comme de la cire. Ça suffit, dirait l’officier d’un ton bureaucratique. Il acquiescerait pour qu’on la recouvre et se faisant, il remarquerait le scintillement du diamant de l’alliance sur sa main gauche qui serait soigneusement repliée sous sa main droite, sur sa poitrine. Il signerait quelques papiers et répondrait aux questions de la police. Le chagrin le déchirerait lorsqu’il se rappellerait des peu de fois où ils ne s’étaient pas disputés.

Il se souviendrait des disputes à propos de sujets qui n’avaient rien à voir avec eux ; qui n’avaient aucune incidence sur la vie qu’ils bâtissaient ensemble loin de ceux qui
s’étaient autoproclamés gardiens de la culture. Il tournerait son esprit vers les rares moments d’harmonie, d’humeur et de tendresse et les amplifierait jusqu’à ce qu’il n’existe aucun autre souvenir. Il caresserait le souvenir de la dévotion totale que Rati avait envers lui ; les chemises impeccablement lavées, légèrement amidonnée et repassées.

Il inspirerait profondément, se souvenant des arômes de ses aventures culinaires panafricaines – egusi soup, riz au gras, sadza au ragout de bœufs épicés, kpomo au poisson et à l’igname, kenke à la sauce gombo, pâtés de volaille en croutes, chin-chin, alloco, attieke au poisson frais accompagné de jus de bissap – et expirerait l’odeur de son corps au milieu de ces draps blancs. Lorsque les larmes commenceraient à lui brouiller la vue, il traînerait des pieds tel un somnambule jusqu’à sa voiture, le poids de ses réflexions ralentissant ses pas. Il aurait à appeler la famille et les amis pour commencer à organiser le rapatriement de son corps pour les funérailles. Il aurait à répondre aux questions des amis et des connaissances. Quoi, quand, comment cela s’était-il passé ? Avait-elle laissé un mot ? Y-avait- il eu des signes, un appel au secours ? Avaient-ils des problèmes ?

Rati l’imagina sortant du bâtiment sous la lumière fade du matin. Il apercevrait les grands titres de plusieurs quotidiens. The Daily Telegraph : Une femme retrouvée morte dans la
Tamise. Le Daily Mail : Une prostituée retrouvée morte dans la Tamise. Et beaucoup d’autres qu’il ne se donnerait pas la peine de lire. Il se replierait dans sa voiture, s’effondrerait sur le volant tel un parachute et éclaterait en sanglots.

Thato ignorait qu’après qu’il ait quitté l’appartement en claquant la porte si fort que la télé s’était éteinte, Rati, de ses doigts imprégnés de larmes, avait frotté les morceaux
d’elle-même qu’elle avait régurgité sur le sol. Elle avait calmement décidé d’en finir. Perdre Mbuya avait été un choc terrible qui l’avait poussé au bord du gouffre. La mort se
promenait encore à la périphérie de sa conscience, et maintenant, elle avait ouvert une issue à travers laquelle Rati, étendue à même le sol, pensait pouvoir s’échapper de cette
douleur atroce. Elle avait perdu Thato et cela lui était insupportable. La mort se revendiquait désormais comme sa seule option valable.

Elle se déshabilla devant le miroir de sa coiffeuse. Elle ouvrit le tiroir du bas et en dessous des culottes soigneusement pliées, elle retira une nuisette et un string noir et rouge qui était encore emballés dans un doux tissue rose de Victoria’s Secret. Elle pensa à Xoliwe mais la repoussa très vite dans un coin reculé de son esprit. Elle commença à s’énerver mais elle savait que Xoliwe n’y était pour rien dans sa situation actuelle. Elle ne l’avait jamais forcé à faire quoi que ce soit et elle ne lui avait jamais fait de promesse.

Xoliwe savait qu’elle était mariée et c’est tout ce qu’elle savait d’elle. Rati avait eu envie de lui demander si elle voyait d’autres personnes, mais elle savait qu’elle n’en avait
aucun droit. Leur relation se limitait à elles deux. Appeler Xoliwe serait un acte vain. Cette nouvelle complication, son attirance aux femmes, pensa-t- elle alors qu’elle triturait
le tissue rose, était une autre raison de mourir afin de ne pas avoir à faire face aux conséquences. Elle enfila la lingerie puis regarda sa réflexion dans le miroir. Elle examina son visage à la recherche d’un changement quelconque. Une mauvaise personne. Une femme adultère. Une lesbienne. Une lesbienne adultère stérile. Des yeux creux la fixèrent. Elle fut prise de
vertiges à la pensée de son père. Elle geignit en imaginant l’expression horrifiée qui s’installerait sur son visage d’habitude calme et autoritaire lorsque Thato raconterait ce
qu’il avait découvert sur le téléphone de Rati. Elle pensa à sa mère, une femme dédaigneuse qui revêtait sa piété comme d’autres femmes porteraient un sac Gucci ou Fendi. Rati grimaça en imaginant les lèvres de sa mère froncées tel un anus, ses yeux perçants débordant de jugement. Sa sœur Mavis comprendrait. Qui sait, elle pourrait même trouver la situation marrante et l’admirerait peut-être pour avoir osé faire une chose pareille.

Rati souleva une paire de bottillons et les enfila. Elle retourna dans le salon et s’empara d’un morceau de papier et d’un stylo qui traînaient sur le bureau de Thato. En rouge, elle
écrit : Je suis vraiment désolée, Thato. Adieu. Elle fouilla son sac à recherche d’un peu d’argent et fourra un billet de vingt livres dans la poche de son long manteau qu’elle enfila. Elle quitta ensuite l’appartement et fut accueillie par le vent froid de la nuit. Elle arrêta un taxi et communiqua sa destination.

Alors que les rues de Londres la dépassaient en flèche tel un film en accéléré, Rati ne ressentait ni ne pensait à rien. L’horloge du taxi affichait 21h30 lorsqu’elle paya sa
course et descendit à l’angle, entre Redding Street et Cornwall Avenue. Elle dépassa des bistrots, des groupes de gens qui riaient, des couples qui s’embrassaient en marchant nonchalamment vers la station de métro. Beaucoup se dirigeaient vers le centre de Londres où se déroulait le gros des attractions nocturnes. Rati s’efforça de ne pas penser à Thato, à Xoliwe, ou à qui que ce soit d’autre. Elle se concentra sur les visages rougis par l’alcool, les bouches souriantes et les yeux pétillants.

Elle retira le bonnet en laine de la poche de son manteau et le tira sur ses oreilles. Ses dents claquèrent à cause du vent glacial. Elle arpenta la voie sur South Way en direction de la piste qui menait au Pont Waterloo. Celui-ci était bondé de monde et d’embouteillages, mais elle trouva un endroit plus calme et s’y arrêta. Rati entendit ses propres lamentations ; un écho continu qui retentissait du plus profond d’elle-même. Elle ne ressentait rien. Elle était indifférente à la femme tourmentée qui se trouvait dans l’abîme et qui tenait ses mains derrière la tête comme si elle venait de recevoir la pire des nouvelles. C’était comme cela que les femmes au Zimbabwe pleuraient lorsque quelqu’un mourrait. Et aussi bizarre que cela puisse paraitre, elle était là, pleurant sa propre mort.

Elle fixa la couche d’eau ondulante. De là où elle se tenait, le fleuve n’était qu’une interminable masse veloutée, bordée d’écume. Le vent s’éleva. Il souleva son bonnet de laine, insérant ses doigts glacials de Décembre sous les plis. Les oreilles de Rati étaient couvertes mais elle pouvait entendre les hurlements hystériques du vent, très similaires aux échos des cris désolés qui s’élevaient de son âme. Au loin, de l’autre côté du fleuve, les lumières de South London clignotaient comme pour témoigner d’une autre vie de perdue. C’est, en tout cas, l’impression qu’avait Rati alors que ses muscles abdominaux se contractèrent contre le froid qui pénétrait son corps.

Rati se souvint de Viola, sa belle-sœur à la langue vicieuse. On mettra un rat mort dans ton cercueil si tu meurs sans enfant. C’est ce qu’on fait aux femmes stériles et aux sorcières.
Rati était furieuse mais elle n’aurait jamais donné à Viola la satisfaction de savoir à quel point elle se sentait blessée et insultée. Ce n’était que de la provocation.
Prouve que tu n’es pas une sorcière et tombe enceinte.

Viola avait quarante ans, était grosse et célibataire. Rati sourit à cette ironie. Ereintée, elle laissa ses yeux errer sur la surface de l’eau. Elle frissonna et fourra ses mains dans ses poches. Sur l’eau, une barque était accroupie telle une grosse femme se soulageant derrière un buisson et secouant son derrière de haut en bas pour se débarrasser des dernières gouttes de pisse. Rati renifla lorsqu’un filet luisant s’échappa de son nez. Elle l’essuya du dos de la main, l’étalant sur ses joues. Elle avait l’impression d’avoir du papier sablé à la place des lèvres et celles-ci commençaient à picoter. Soutenue par le vent, elle se tenait parfaitement immobile. Au fur et à mesure que le vent nocturne se faisait plus glacial et que son sang se gelait, elle perdait de la sensibilité au niveau des doigts et avait l’impression d’avoir des aiguilles dans les pieds.

Sur le pont, la foule s’était réduite. Occasionnellement, une ou deux personnes passaient, la regardant sans vraiment la voir. La mort par suicide était une affaire bien solitaire, se dit-elle, regardant autour d’elle. Mais quelle mort n’était pas solitaire ? La mort de Mbuya par cancer avait été solitaire. J’ai besoin de dormir, pensa-t- elle somnolente. J’ai besoin de Mbuya. Mbuya, laissa-t- elle échapper faiblement. Ses cordes vocales étaient si tendues par le chagrin qu’elles étaient prêtes à céder. Elle se hissa sur le rebord en béton. Il était humide
et glissant. Rati trouva son équilibre et s’accroupit, prête à sauter. Son cœur battait sourdement contre sa poitrine. Mbuya, hurla-t- elle cette fois. Rati se retourna au son d’une voiture. Des phares la cherchèrent, puis la trouvèrent. Figée dans lumière dansante, elle paniqua. Le véhicule s’arrêta brusquement à son niveau, près du rebord où elle se tenait. Mbuya la fit descendre.

Mbuya l’attira à elle et la consola. Rati se recroquevilla contre sa poitrine généreuse et fut réconfortée par l’odeur de sa grand-mère – fumée de bois et savon Irish Spring – une
odeur qu’elle connaissait depuis l’enfance. Elle sentit la peau parcheminée des bras de Mbuya autour d’elle et ferma les yeux, enfin apaisée.

Allez, allez, tout ira bien. Mbuya la fit entrer dans une voiture et se dirigea en direction du centre-ville. Rati arriva à la Royal Infirmary sur une civière, sous des couvertures si
lourdes qu’elle avait l’impression que quelqu’un la poussait contre le métal du brancard. Cherchant Mbuya, elle se débattit pour s’assoir. Calmez-vous madame, vous allez vous faire mal.
Elle ne voyait plus sa grand-mère. Elle était entourée de docteurs et d’infirmières, tous affairés autour d’elle, leurs mains grouillant sur son corps telles des fourmis. Elle détestait les fourmis. Ils la retinrent lorsqu’elle essaya de se relever. Elle sentit un léger pincement dans le creux de son bras. Alors qu’elle se débattait, remuant la tête d’un côté à l’autre, elle entendit hypothermie…, sauter… Une aiguille lui pénétra le bras, diffusant une quiétude apaisante et agréable qui la fit roucouler de satisfaction. Quelque part, dans le brouillard cotonneux qui l’entourait, elle put saisir le mot enceinte avant de sombrer dans les ténèbres.