Ce Monde Idéal

Par Lynn Aurélie Attemene. Illustration par Rosie Olang

Personne ne pouvait prétendre savoir à quoi ressemblerait le monde d’après, le monde après la COVID-19…

Pour moi, le ciel avait décidé de nous punir pour de nombreuses raisons. Et c’était une bonne chose. Un mal nécessaire qui, de loin, nous permettrait de marquer un arrêt et de réfléchir sur les questions de la vie, sur l’être humain, sur l’univers, la nature et surtout sur le droit naturel qui, lui, diffèrait des normes sociales créées par les hommes ; ces normes qui empêchaient un certain nombre d’êtres humains de bénéficier du droit à la vie, à la liberté.

Ne pas pouvoir sortir autant que je le voulais me faisait mal au cœur. Je n’étais pas exactement casanière. Rester à la maison m’obligeait à converser avec mon moi intérieur et c’était loin d’être une partie de plaisir. Me retrouver seule face à moi-même m’était insupportable et désagréable. Je devais faire face à cette rupture avec ma partenaire qui, convaincue que la pandémie était un signe de la fin du monde, avait décidé de rentrer au couvent afin de se repentir d’être lesbienne. Elle était donc devenue sœur, l’épouse du christ comme ils le disent dans l’église catholique. Je devais aussi faire face à cet être en moi qui était si vulnérable et qu’il fallait rassurer à chaque fois. Par la faute de la COVID-19, ma femme m’avait quitté pour épouser Dieu. Quelle plaie cette pandémie !

Lorsque je mettais les pieds dehors, c’était pour des raisons bien précises. On ne pouvait plus sortir comme on le souhaitait. À chaque fois que je revenais de mes courses, je me surprenais à faire les calculs de mes dépenses. Rien ne me faisait plus mal que de devoir acheter un nouveau masque à chaque fois que je devais rentrer dans un magasin car oui, j’égarais ou laissais toujours tomber le précédent, n’étant pas habituée à sa présence dans ma vie. Ce petit objet m’énervait beaucoup car il m’empêchait de bien respirer. Et puis, l’argent dépensé pour cet accessoire aurait pu me faire de petites économies.

Celui qui tenait la télécommande de cette nouvelle vie l’avait égaré après nous avoir mis en pause. Et maintenant, il peinait à la retrouver, ce qui nous obligeait à agir plus lentement, à faire des calculs précis et à nous interroger sur nous-mêmes. Pour moi cela restait tout de même un mal nécessaire car personne ne s’attardait à parler des choix de vie, des habitudes des autres. Chacun était concentré sur ses propres choix et ses propres habitudes. Les endroits où les gens se posaient habituellement pour partager leurs opinions positives ou négatives étaient désormais vides pour permettre à la nature de faire vivre une autre partie de ses habitants ; ceux qui n’avaient pas de temps pour juger, se moquer, régler des comptes, injurier, menacer, créer des conflits, être un frein à la vie des autres. Ceux-ci profitaient du silence de l’être humain en pause. L’air était si frais…

Ma voisine qui, à chaque fois que des bruits de pas se faisaient entendre devant ma porte, pointait du nez, était devenue plus discrète. Elle sortait juste pour ses courses et m’épargnait ses critiques et ses évangiles. Elle était devenue plus attentive et posait désormais des questions bienveillantes et sensées. « Tu vas bien… ? Tu t’en sors… ? Tu manges comme il faut… ? Prends soin de toi. » J’ose dire merci à la COVID-19 pour cette paix. Vous en feriez de même si vous aviez une voisine comme la mienne.

Mais la solitude commençait à m’épuiser. J’abandonnai alors ma maison pour me retrouver en famille. Si c’était vraiment la fin du monde comme le pensait mon ex-compagne, il valait mieux être entourée de mes frères et sœurs. Mon ex se plaisait d’ailleurs à m’envoyer des versets bibliques chaque matin et m’incitait à faire comme elle. Elle osait même partager avec moi des photos d’elle avec ses parents arborant un air fier de voir leur fille, bible en main et une grande croix autour du cou. Pour moi, c’était plus un film de comédie ennuyeux qu’une réalité. Je la connaissais. Il n’y avait pas plus accro à la femme qu’elle. Je me suis demandée si elle pensait vraiment avoir sauvé son âme en se mentant à elle-même comme elle le faisait.

Avec la COVID-19, chacun s’occupait comme il pouvait. Alors en guise d’occupation, je m’invitai dans leur photo afin de la rendre plus “gay” (ou gaie) et plus vraie. Je m’imaginais juste au milieu, lui tenant la main, et ses parents à côté, me souriant avec beaucoup d’affection. Dans une autre vie, ils auraient certainement été fiers que j’épouse leur fille. Devant la photo, je fermais les yeux et j’arrivais à voir sa mère me prendre la main pour me demander de l’accompagner faire ses courses, si heureuse de m’avoir comme belle fille. Je voyais aussi son père régler nos conflits de couple en présence de mes parents. Et tous ensemble, je nous voyais partager un vin en discutant de comment nous aurions nos futurs enfants. Une atmosphère de paix, de bien être, d’égalité, de joie, d’harmonie, de tendresse et de bienveillance. Je voyais également ses frères me parler avec beaucoup d’amour et de naturel. Mon imagination me transporta allègrement dans son village Adioukrou, une langue du pays de la Côte d’Ivoire où j’avais assisté à une fête de génération en tant que sa meilleure amie. Cette fois, dans mon imaginaire, je m’invitais en tant que sa femme et je voyais sa grand-mère me traiter avec beaucoup plus d’attention et me présenter au voisinage avec fierté. Voilà ce que cette photo aurait dû révéler.

Par la faute de la COVID-19, ma femme m’avait quitté pour épouser Dieu. Quelle plaie cette pandémie !

« Vous êtes arrivée madame. »

Le chauffeur avait dit « madame », ce signe de politesse avait l’air banal mais était si rare. Serions-nous en train de changer ? C’est en tout cas la question que je me posais intérieurement. Tout ceci me fit sourire et me poussa à lui laisser un pourboire de 500 FCFA sur le prix du trajet. Voilà comment le monde devrait être, poli et bienveillant. Tout compte fait, j’attendais beaucoup de ce monde, après cette pause de l’humanité. Oui, j’avais beaucoup d’attentes.

Heureuse d’avoir retrouvé ma famille, je m’allongeais sur le lit de ma sœur cadette pour continuer à rêver car ce jour, je ne voulais rien faire d’autre que continuer à me balader dans un autre monde, dans mon monde. Nous reprendrions sûrement le travail bientôt. Je me demandais si les gens essayaient de se remettre en question comme je le faisais, et s’ils le faisaient, si c’était de la bonne manière. Cela me préoccupait vraiment. Je ne souhaitais pas retourner au travail et y retrouver un patron qui passerait son temps à juger et à injurier quand ce qu’il attendait n’était pas fait comme il le désirait. Je l’imaginais nous parler avec plus de respect, de retenue, plus soucieux de notre bien être mental.

Plus loin, j’imaginais un débat constructif avec mes collègues durant notre pause déjeuner ; rien à voir avec ces débats où j’avais si peu la parole ; où les personnes comme moi, homosexuelles, étaient jugées sans leur consentement. Pour mes collègues, nous étions des criminels et il fallait absolument nous ôter la vie ou nous enfermer. Dans ce genre de conversation, je ne m’exprimais pas beaucoup car ma seule voix n’aurait pas réussi à défendre toute une communauté. Je me contentais de les écouter et même quand je poussais la voix plus que d’habitude, tout de suite, on me la reprenait. 

Dans mes pensées, dans mon monde, il y avait des débats constructifs. J’imaginais mes collègues m’écouter avec beaucoup d’attention et de considération. Je les voyais me respecter et je nous voyais discuter calmement, partager nos idéaux sans jugement. Car même s’ils n’étaient pas d’accord avec certaines sexualités, ils ne devraient pas pour autant la criminaliser ou la juger.

Ce monde que m’offrait mon imagination était pur, doux, aimant, altruiste. Il y faisait bon vivre. Dans ce monde, nous avions vraiment la parole. On nous laissait le choix. Nos parents nous écoutaient et comprenaient nos vies. Il y avait des débats pleins de sens. Chacun était soucieux de l’autre sans toutefois se mêler de sa vie. Trop beau, vous diriez. Et pourtant, c’est de ce monde que nous devrions tous rêver. Et qui sait, il deviendrait peut-être réel. Dans ce monde, l’être humain serait plus à l’écoute des autres et de la nature. La douceur serait au rendez-vous et tout le monde s’aimerait.

« Votre sœur a enfin décidé de rejoindre la famille pour le confinement. »

La voix de mon père me ramena à la réalité. Il venait de rentrer à la maison. Il y avait beaucoup de provisions dans la voiture. Je me sentais bien. Fini les dépenses dont les calculs me donnaient la migraine. Et comme ce jour-là mon imagination était irrépressible, je m’autorisais à imaginer mon père me demander après ma petite amie, le sourire au visage. J’imaginais également mes frères et mes sœurs me taquiner pour avoir des nouvelles de leur belle sœur.

« Qu’est-ce que tu as à sourire de cette façon depuis ton arrivée ? » 

Même si je lui avais répondu, ma sœur n’aurait pas compris. Elle n’aurait pas pu comprendre que je puisse être dans un monde si merveilleux alors que j’étais physiquement à leurs côtés ; que mon imagination m’avait menée sur un merveilleux voyage dont moi seule étais la conductrice. Ce monde que j’avais construit dans les profondeurs de mes pensées était plaisant. J’aurai pu les emmener avec moi mais ils n’étaient pas vraiment prêts. Cela aurait demandé qu’ils se remettent en cause ; qu’ils prennent en compte tous les contours de la vie, et pas seulement le bout de leur nez. Non. Ils étaient loin d’être prêts à visiter ce monde. Il y avait encore du travail à faire.

Ce soir, nous allions dîner tous ensemble et discuter. J’étais heureuse. Si j’avais su plutôt que les choses se passeraient ainsi avec l’arrivée de cette pandémie, j’aurai été en famille depuis le premier jour. Était-ce ainsi pour chaque famille ? Voilà enfin quelque chose de positif ! Alors que nous étions tous ensemble, mes pensées m’emportèrent de nouveau.

Un dîner en famille…

En face, je m’imaginais ma petite amie assise à côté de mon père l’aidant à ouvrir le vin. Mais au lieu de ça, c’était à mon frère que revenait cette tâche banale. J’aurai été si fière si cette bouteille de vin se trouvait entre les mains de ma femme.

« Partage avec nous ce à quoi tu penses ma fille »
« Je pense à un monde où nous sommes tous égaux, sans exception papa »

J’aurai dû poursuivre, ne pas m’arrêter là. J’aurais dû en profiter. C’était peut-être le moment propice. Je sentais mon père d’humeur à parler de tout. Son sourire était sans fin. Même si je ne pouvais pas rendre ma sexualité publique, j’aurais pu demander ce qu’il pensait des personnes homosexuelles. Est-ce qu’il pensait lui aussi que nous étions responsables des atrocités de ce monde et qu’il fallait nous juger et nous tuer comme les gens le pensaient au travers de leurs différents commentaires sur les réseaux sociaux ?

L’image que me renvoyait ma famille à ce moment précis aurait fait une belle carte postale. Cela n’avait rien à voir avec la photo de famille que mon ex m’avait envoyée, convaincue de sa conversion. Je me refusais de juger son comportement, bien que je le trouvais absurde et irrespectueux envers son dieu. Oh… je ne la juge pas, ne vous inquiétez pas. Tant qu’elle se plaisait dans sa nouvelle vie, tant mieux. Un jour, je l’inviterai dans mon monde plein de rêves et de couleurs, et vous aussi certainement.