Petits Doigts Noirs

Par Majini Ya Mombasa
Photo par Kadesa
Photo credits: Kadesa

Nous étions en plein cours de biologie lorsque la cloche avait sonné à 10h20, quelques minutes avant notre pause habituelle. Quand les premiers sons de cloche avaient retenti, nous avions ri, pensant que le sonneur de cloche s’était trompé d’heure.

Mais au fur et à mesure que la cloche sonnait, l’inquiétude montait dans nos poitrines. La sonnerie était plus chaotique que mélodieuse. Il ne pouvait y avoir qu’une seule explication à ceci: en ce lundi matin, un rassemblement nous était tombé dessus.

Madame Akumu avait fixé le seuil de la porte d’un regard vide. Tout comme nous, son visage était recouvert de confusion. « Avons-nous des ennuis Madame ? » Une voix faible s’éleva du fond de la classe forçant Madame Akumu à lever les yeux.

« Fermez vos livres et dirigez-vous vers la cour. Nous saurons touTEs ce qui se passe une fois sur place », répondit-elle en sortant précipitamment.

La cour était une symphonie terrestre de bruns riches et doux, s’étendant à quelques mètres de la porte de la salle des professeurEs. Nous nous dirigions vers le lieu de rassemblement, et dans les vibrations de nos voix, des tons étouffés qui essayaient de comprendre ce qui se passait se faisaient entendre

Un silence tomba lorsque la directrice apparut au coin de la salle des profs. Elle était suivie de près par la déléguée des filles qui portait un petit paquet de cannes de cyprès dans ses petits bras.

Dès qu’elle apparut, il était clair qu’elle bouillonnait de colère. Il y avait une tension dans ses gestes, une crispation sur son visage et chaque pas qu’elle faisait donnait l’impression qu’elle avait une horloge dans la tête, peut-être un compte à rebours avant son explosion imminente.

« Bonjour Mada…» Nous avions commencé à la saluer d’une voix à peine audible, comme l’on nous l’avait appris lors de notre orientation scolaire.

Mais elle avait levé la main et avait coupé court à notre salutation. « Tut-tut-tut ! » avait-elle sifflé. « Il n’y a rien de bon par rapport à ce jour, rien ! » Ses grands yeux lançaient un regard glacial et hostile qui avait le même effet sur nous que sur les enseignantEs, une respiration comprimée et haletante.

« Il y a deux nuits, le professeur de garde a vu deux élèves s’embrasser derrière la bibliothèque », poursuivit-elle alors que de la salive moussait aux coins de sa bouche.

« Je n’en croyais pas mes oreilles quand il m’en fit rapport ce matin. Le lesbianisme au l’internat de filles d’Ugenya, Dieu nous en préserve ! Certaines d’entre vous veulent transformer cette école pieuse en Sodome et Gomorrhe. Le lesbianisme est un péché, un péché grave puni par la mort ! La Bible dans le chapitre Lévitique… »

Je n’entendis pas le reste du sermon car un silence s’abattit sur mon âme. Je sentais des frissons me traverser le sang, m’immobiliser le cerveau. Ça y est! J’avais été prise.

Je perdis l’équilibre et trébuchai sur un énorme rocher derrière moi. Je me retournai et le regardai. Si seulement ce rocher pouvait me cacher. « S’il te plaît, cache-moi, rocher », avais-je murmuré. Mais le rocher est resté là, immobile, et semblait me dire, comme il l’avait fait avec le pécheur dans la Bible : « Je ne peux pas te cacher, je ne vais pas te cacher. »

Je portai ma main à mon front brûlant. Puis, comme un marteau qui tombe lentement, une nouvelle pensée m’apparut. « Mes parents ! Que feraient-ils s’ils découvraient que j’ai embrassé une fille ? » Il y avait tellement de manières dont ma vie pouvait déraper.

Lorsque les images de mes parents m’envahissèrent l’esprit, je déglutis péniblement, essayant de garder mon calme. Je ne voulais pas que quelqu’unE remarque à quel point j’étais secouée. Je devais garder mes pensées et mes peurs loin de leurs regards indiscrets. Pourtant, je restai figée.

« Beryl Adhiambo, venez à l’avant immédiatement ! » La voix de la directrice me fit réagir. Beryl se sépara de la foule et s’approcha lentement de l’endroit où se tenait la directrice.

« A genoux ! » avait crié la directrice avec colère. Beryl s’agenouilla par terre la tête baissée, nous faisant face. « Qui est la fille que tu embrassais? »

Comme elle ne répondait pas, la directrice fulmina, prit une canne et fouetta Beryl dans le dos. Lorsque le cinquième coup déchira son chemisier et entailla sa peau, le cri de Beryl perça le silence. C’était un cri de douleur, une agonie qui s’était infiltrée dans ma peau. Je l’avais absorbé. Et même si j’étais à deux points de m’effondrer, à peine capable de retenir les larmes qui menaçaient de jaillir, je gardai la tête haute et restai là pour être avec elle.

Beryl leva le menton et me regarda droit dans les yeux. J’étais convaincue qu’il n’était qu’une question de secondes avant qu’elle ne soit obligée d’avouer mon nom. Je fis un pas en avant, mais elle secoua la tête pour me signaler d’arrêter. Puis elle murmura quelque chose.

« Il y a deux nuits, le professeur de garde a vu deux élèves s’embrasser derrière la bibliothèque »

« Parlez plus fort ! », avait rugi la directrice.

« Vous ne pouvez posséder ce que vous ne pouvez voir ou toucher, et personne ne peut voir l’âme. Vous pouvez me briser, entailler cette peau jusqu’à ce que le sang coule, mais jamais vous ne me posséderez. Croyez-vous que le vent ne souffle que pour vous ? Que le soleil ne brille que pour vous ? Tout ce que vous êtes, c’est un bigot, un tyran sous les yeux de Dieu et je préfère être moi que vous – un serpent humain aux yeux bridés et à la langue fourchue. L’ironie est que vous devrez vous racheter un jour ou l’autre et vos péchés sont nombreux. Alors, faites ce que vous voulez. Je ne vous dirai pas son nom. »

« Sasa », Beryl m’avait salué lors de notre première rencontre au réfectoire, il y a trois mois. C’est le premier souvenir que j’ai d’elle, et j’entends encore ce mot aujourd’hui. Sasa

Alors que Beryl continuait à pleurer sous les coups, je fermai les yeux et répétai le mot. Je me retrouvai en ce mardi après-midi ensoleillé où elle s’était approchée de moi.

Cet après-midi-là, j’essayais de tenir en équilibre une assiette de nyoyo, une pile d’assiettes, une cuillère et une cruche d’eau. Beryl était sortie de la cuisine en riant bruyamment avec l’une des cuisinières et avait failli me heurter. « Désolée », avait-elle lancé, et était passée devant moi à toute vitesse, comme si elle devait urgemment se rendre quelque part.

Je l’avais regardé se glisser entre les tables en direction de la porte. Elle avait glissé ses mains dans les poches de sa jupe et s’était arrêtée soudainement. Elle semblait avoir égaré quelque chose d’important, vu la façon dont elle fouillait frénétiquement ses poches.

Elle s’était retournée, avait fait quelques pas en arrière et avait ramassé un billet de cinq cents shillings par terre, à quelques pas de là où je me trouvais. Elle avait levé les yeux et avait remarqué que je la fixais, et c’est à ce moment-là qu’elle s’était approchée de moi.

« Sasa », avait-elle lancé en tendant les mains et en récupérant le plateau de nourriture de mes mains. « Je m’appelle Beryl… Beryl Adhiambo. Je suis la responsable du réfectoire. Et toi ? »

« Sasa ». Le mot, la voix, le sourire. 

Un mot si commun et pourtant, jamais personne ne l’avait prononcé comme elle l’avait fait. Peut-être que l’étincelle s’était allumée à ce moment précis. C’était comme si l’espace et le temps étaient devenus les points les plus fins imaginables, comme si le temps s’était effondré en un minuscule point et avait explosé à la vitesse de la lumière.

« Cynthia », avais-je balbutié doucement.

Un léger gloussement s’était échappé de ses lèvres. Il était plus délicat qu’un carillon mais tout aussi chaotique et mélodique. « Enchantée, Cynthia avec un seul nom », avait-elle répondu d’un ton taquin. « Si ça ne te dérange pas, j’aimerais t’aider. Où est ta table ? »

Peut-être que l’étincelle s’était allumée les jours suivants, lorsqu’elle passait à ma table à l’heure du déjeuner et me demandait comment j’allais. 

« Vous ne pouvez posséder ce que vous ne pouvez voir ou toucher, et personne ne peut voir l’âme. Vous pouvez me briser, entailler cette peau jusqu’à ce que le sang coule, mais jamais vous ne me posséderez. Croyez-vous que le vent ne souffle que pour vous ? Que le soleil ne brille que pour vous ? Tout ce que vous êtes, c’est un bigot, un tyran sous les yeux de Dieu et je préfère être moi que vous – un serpent humain aux yeux bridés et à la langue fourchue. »

Ou peut-être qu’elle s’était allumée ce vendredi soir où je l’avais trouvé en train de m’attendre devant mon box. Ce jour où je me rendis compte que j’étais attirée par ses yeux bruns acajou qui brillaient de mille feux.

Le jour où Mr Odhiambo, le professeur de garde, nous avait vu nous embrasser était un samedi. Nous venions juste d’entamer la séance d’étude de dix-neuf heures lorsque je trouvai une note sur ma table. Il y était écrit :

Ma charmante Cynthia à un seul nom, je suis passée devant ta table aujourd’hui au déjeuner et je ne t’y ai pas trouvé. Et bien que cela n’aurait pas dû être le cas, j’ai eu mal au cœur pendant tout l’après-midi. S’il te plaît, viens me voir ce soir après la séance d’étude. Tout le monde sera occupé avec la soirée détente et le professeur de garde sera déjà parti. J’ai entendu les professeurEs parler d’un match de football dans la salle des profs. 
Je t’attendrai derrière la bibliothèque
~Beryl

Beryl fut renvoyée de l’école ce lundi matin après avoir traité la directrice de serpent humain à langue fourchue. Deux jours plus tard, ses parents vinrent la chercher.

Pendant ces deux jours, il lui était interdit de parler à qui que ce soit. La directrice de l’école avait ordonné qu’elle soit isolée dans l’ancien bâtiment du sanatorium qui avait été libéré il y a quelques mois de celà en raison d’une infestation de rats. Personne n’était autorisé à la voir, à l’exception de la matrone de l’école qui lui apportait ses repas.

Le jour où elle devait quitter l’école, je m’étais excusée de classe et avais menti en disant que je ne me sentais pas bien. J’espérais la voir une dernière fois avant son départ. Mais le temps que Madame Akumu me libère, Beryl et ses parents étaient déjà partiEs. La seule chose qui restait d’elle était l’odeur de son parfum qui flottait encore dans l’air. 

Plus tard ce jour-là, à la tombée de la nuit, Madame Akumu était venue me voir dans le dortoir. J’avais fait semblant d’être profondément endormie sous les couvertures lorsque je l’entendis m’appeler.

Elle s’était approchée de mon lit et avait soulevé les couvertures. « Je sais que tu ne dors pas », avait-elle chuchoté. « Suis moi », avait-elle ajouté, mais cette fois un peu plus fort.

Elle m’emmena dans la salle des profs. Celle-ci était vide. Les autres enseignantEs avaient dû partir tôt. « Assieds-toi », avait-elle dit en désignant une chaise en bois qui se trouvait près de son bureau. Elle me tendit une assiette d’ugali et de viande et s’installa en face de moi.

Nous étions assises dans un silence profond. J’étais incapable de la regarder, tappant du pied nerveusement. Je pris une bouchée du morceau de viande qu’elle m’avait servi mais celui-ci avait un goût de carton. Ma bouche était plus sèche qu’un bac à sable et j’avais du mal à avaler. 

« Depuis combien de temps êtes-vous ensemble ? »

Je gardai la tête baissée et regardai la viande flotter dans un lac de soupe dans mon assiette. Je passai mon doigt sur les bords de l’assiette en me demandant si je devais lui répondre ou non.

L’air dans la pièce était si friable qu’il pouvait se briser, et s’il ne se brisait pas, je soupçonnais que je le ferais. « Sens toi en sécurité. », avait-elle continué en guise d’encouragement. « J’ai été dans la même situation que toi. Quand j’étais en quatrième année, je suis tombée amoureuse d’une jeune fille Kikuyu qui était en troisième année. Elle était ma Beryl. »

Madame Akumu se déplaça sur son siège et prit une gorgée d’eau du verre qu’elle tenait dans la main droite. Elle s’éclaircit la gorge: « Dis-m’en plus sur ta Beryl. »

« Comment avez-vous su ? »

« D’abord, durant le rassemblement lorsque Beryl était en train d’être battue. J’ai remarqué que tu faisais de ton mieux pour ne pas t’effondrer pendant qu’elle pleurait. »

Une courte pause suivit puis elle continua. « Puis, en classe aujourd’hui, quand tu as prétendu avoir des crampes. Tu ne pouvais plus lutter contre les larmes quand je ne voulais pas te laisser quitter la classe parce que tu avais envie de la voir. Les larmes d’un cœur dans le chagrin. Les larmes qui coulent sous le voile de ce que le reste du monde peut voir; ce que les yeux ne peuvent voir mais que l’amour rend visible. »

Je levai les yeux vers elle. « Ils l’ont enfermée dans cet endroit terrible. Je ne peux même pas imaginer ce qu’elle a enduré. Elle a peur des rats. Elle a dû être morte de peur et je ne pouvais pas être là. »

« Je n’aurai jamais laissé une telle chose lui arriver », interjecta-t-elle. « Je me suis arrangée avec la matrone pour lui apporter ses repas moi-même. Je l’ai fait sortir en douce et l’ai amené chez moi. Beryl est restée avec moi jusqu’à ce matin, où je l’ai ramenée en cachette. »

« Je ne comprends pas. Pourquoi la matrone ferait-elle ça ? »

S’éclaircissant la gorge une deuxième fois, elle répondit : « Tu te souviens de la fille dont je t’ai parlé, c’est la matrone. Nous étions dans le même internat au lycée. Quand notre relation a été découverte, nous avons toutes les deux été expulsées. Mes parents m’ont transféré dans une école locale, près de chez moi. Je me suis inscrite dans une école normale et quand j’y étais, je l’ai cherchée. Quand j’ai découvert qu’elle travaillait ici, j’ai su que je devais la revoir. J’ai donc demandé à être affectée ici il y a sept ans, et nous sommes ensemble depuis lors. »

Je les imaginais, elle et la matrone, au lycée. Je me suis demandée à quoi elles ressemblaient en uniforme. Alors que je souriais en pensant à elles, je saisis quelque chose dans la poche gauche de ma jupe. C’était une photo de Beryl et moi.

« Sens toi en sécurité. », avait-elle continué en guise d’encouragement. « J’ai été dans la même situation que toi. Quand j’étais en quatrième année, je suis tombée amoureuse d’une jeune fille Kikuyu qui était en troisième année. Elle était ma Beryl. »

« Nous avons pris cette photo au Festival National de Musique le mois dernier », avançai-je en lui montrant la photo. « Elle m’avait dit qu’on s’occuperait de moi si quelque chose arrivait. Je suppose qu’elle parlait de vous. »

Madame Akumu regarda la photo et un sourire se dessina sur ses lèvres. « Vous êtes toutes les deux magnifiques », avait-t-elle complimenté en me rendant la photo.

« Il n’y a pas que moi. Il y a des gens que je veux que tu rencontres », poursuivit-elle en se levant. « Venez les filles. »

Un groupe d’une vingtaine de filles entra dans la salle, mené par la matrone. Quelques visages m’étaient familiers, mais la plupart étaient des filles à qui je n’avais jamais parlé. Chacune d’entre elles s’était présentée et elles s’étaient mises par deux.

« Je ne comprends pas », balbutiai-je. C’est alors que la déléguée expliqua. Elle, Beryl et Madame Akumu avaient créé un petit cercle de lesbiennes qui se connaissaient et restaient en contact. Elles s’écrivaient des lettres discrètes et se rencontraient souvent dans la salle des profs lorsque les autres enseignantEs n’étaient pas là.

« Beryl nous a appris à peindre nos petits doigts en noir et c’est ainsi que nous arrivons à nous reconnaître », avait-elle ajouté.

Sa petite amie prit le relais. « Nous prenons soin et veillons l’une sur l’autre. Moi, je livre les mots d’amour et les lettres, comme je l’ai fait avec les vôtres. Tu peux m’appeler la poste », avait-elle souri et tout le monde ria.

« Baissez le ton », prévint Madame Akumu. Elle sortit pour s’assurer que personne ne venait.

Les larmes de mon âme coulèrent de mes yeux et les filles se précipitèrent pour me prendre dans leurs bras. « Nous sommes là. Tu es avec nous maintenant », avait ajouté Mercy, la déléguée.