Karmen Gei

Par Claire Ba


Connaissez-vous Karmen Gei ? Ce film de Joseph Gai Ramaka pourrait être considéré comme un classique du cinéma Africain au même titre que Molaade de Ousmane Sembène. Et pourtant, contrairement à ce dernier, Karmen Gei semble avoir du mal à recevoir l’attention qu’il mérite. Avec Karmen Gei, Ramaka hisse le cinéma sénégalais à un tout autre niveau en réalisant, en 2001, la première adaptation Africaine, musicale et queer de l’opéra Carmen de Bizet. Mais de quoi parle donc Karmen Gei et pourquoi en fait-on si rarement référence en parlant du cinéma classique Africain ?

Personnage d’une nouvelle de Prosper Mérimée qui fut plus tard adaptée à l’opéra par Bizet, Carmen est une femme qui lutte constamment entre un profond désir de liberté et diverses forces essayant de restreindre cette liberté. Notre Carmen sénégalaise ne fait point exception. Incarnant force, beauté, détermination, sensualité et liberté dans tous les sens du terme, Karmen Gei évolue sans jamais permettre à qui ou quoi que ce soit d’entraver sa liberté.

Cette réalisation de Ramaka est une adaptation sans précédent de Carmen. En effet, il parvient à intégrer divers éléments de techniques de contes sénégalaises : musique, danse, griots, voyance, et plus. Des rythmes endiablés des tam-tams aux références de personnages mythiques tels que Coumba Castel, génie protecteur de l’île de Gorée ou Aline Sitoe Diatta, figure célèbre de la lutte anticoloniale au Sénégal, cette pièce musicale adapte parfaitement cette œuvre de Bizet au contexte sénégalais.

Allant à l’encontre de tout ce que l’on pourrait attendre de la « femme sénégalaise postcoloniale », le personnage de Karmen défie les attentes sexospécifiques de bien des manières. En effet, Karmen incarne la liberté même, et ceci se manifeste dans son comportement, ses interactions avec les autres et même sa sexualité. Elle est très libre et n’hésite pas à user de sa sensualité à son avantage et parfois, juste par simple plaisir. Par exemple, pour s’échapper de la prison où elle est tenue captive, elle séduit Angélique, la directrice du pénitencier. Elle entretient ensuite une liaison avec Lamine, un policier qu’elle kidnappe et abandonne plus tard parce que son amour pour elle devenait trop pesant.

Karmen ne se laisse posséder par personne. Même lorsqu’Angélique, désespérément amoureuse de Karmen, va plaider auprès de la mère de celle-ci. Même lorsque Lamine la supplie de rester avec lui. Toujours, Karmen opte pour la liberté. Et lorsque ceci n’est plus possible, elle s’abandonne à la mort, aux mains d’un Lamine qui la voulait pour lui tout seul et ne pouvait concevoir qu’une femme puisse avoir besoin d’autant de liberté.

Ce besoin incessant de liberté est aussi apparent dans la lutte que Karmen mène contre les systèmes autoritaires et oppressifs néo-coloniaux représentés par la police. En effet, Karmen est poursuivie et emprisonnée un bon nombre de fois, souvent pour aucune raison valable. Ces systèmes sont également représentés par la masculinité et le sexisme comme l’illustrent certains commentaires faits à l’égard de Karmen. « Tu es vraiment une drôle de femme » dit Massigui, et Karmen de répondre « Pas plus que les autres… pas plus que les autres…C’est juste qu’elles ne le montrent pas pour ne pas faire de vagues… ». Une parfaite illustration du conflit qui existe entre le désir de liberté et les attentes de la société envers les femmes. Pour la jeune femme sénégalaise, les choix sont souvent assez limités : être libre et vraie envers soi même au risque d’être stigmatisée, ou se conformer aux attentes de la société au détriment de sa liberté individuelle. Pour Karmen, la question ne se pose pas. Elle choisira la mort à la soumission.

Le sexisme auquel Karmen a à faire face s’illustre également par les commentaires de certains des hommes avec qui elle travaille : « Rien ne lui échappe. Elle mange, les hommes… ça va l’user à force…». Comme on peut s’y attendre, aucun commentaire n’est fait à l’encontre de l’homme qu’elle fréquente même si nul n’ignore qu’il a abandonné son amante pour être avec Karmen.

Avec Karmen Gei, Ramaka dépeint une image bien différente de la femme sénégalaise postcoloniale et, dans une certaine mesure, de la femme africaine. Il remet ainsi en question les notions de pouvoir, d’autonomie, d’expression et de sexualité.

«La société sénégalaise était-elle plus tolérante il y a une vingtaine d’années ou Ramaka faisait-il tout simplement preuve de témérité en réalisant Karmen Gei?»

La sexualité est en effet un autre thème intéressant de ce film. Il est évident que Ramaka ne se dérobe pas devant l’atypique et l’explicite comme on peut le voir avec la scène d’amour entre Angélique et Karmen ou encore celle représentant une Angélique qui se masturbe. De plus, à aucun moment n’est la brève liaison amoureuse entre les deux femmes dépeinte comme immorale. Les femmes de la prison sont toutes conscientes des tensions sexuelles qui existent entre Karmen et la directrice du pénitencier. Certaines taquinent même d’user de leurs charmes auprès d’Angélique pour pouvoir elles-aussi être libérées.

Il est également intéressant de voir Angélique aller jusqu’à rencontrer la mère de Karmen pour plaider sa cause. Chose à laquelle la mère répond tout simplement par des mots d’encouragement et une promesse de faire ce qu’elle peut pour l’aider. Point d’indignation. Point de jugement. Point de violence. Juste une conversation entre une mère et une personne intéressée par sa fille. Dans un monde parfait, cette scène n’aurait rien d’extraordinaire. Mais étant donné le climat d’hostilité envers les personnes LGBTQ actuellement présent sur le continent, le travail de Ramaka soulève bien des questions. La société sénégalaise était-elle plus tolérante il y a une vingtaine d’années ou Ramaka faisait-il tout simplement preuve de témérité en réalisant Karmen Gei? Plus important encore, qu’est-ce qui a bien pu inspirer Ramaka à emprunter la voie jusque-là inexplorée d’une adaptation queer de Carmen ? Est-ce un besoin de représenter la société sénégalaise dans toute son authenticité ? Un désir d’encourager le dialogue ? Ou tout simplement une expression du talent et de la créativité de l’artiste? Peu importe la raison, il faut noter que Ramaka a su faire preuve d’originalité pour cette première réalisation d’une Carmen Africaine.

Profond désir de liberté, résistance contre les systèmes d’oppression sociopolitiques, liaison amoureuse homosexuelle, nudité, relations sexuelles en dehors des limites « sacrosaintes » du mariage, explicite tolérance envers ce que beaucoup qualifieraient de sexualité « déviante », musicalité, ‘sénégalité’ ; avec Karmen Gei, Ramaka donne une touche bien particulière à l’opéra Carmen.

Alors pourquoi ce film est-il si peu mentionné en terme de cinéma classique Africain ? Une des raisons pourrait tout simplement être le fait que Karmen Gei soulève bien des controverses, et pas seulement à cause de son contenu libéral. La projection du film a été interdite peu de temps après son lancement à Dakar en partie parce qu’une des scènes a provoqué des polémiques dans certaines communautés religieuses sénégalaises. En effet, la scène de l’enterrement d’Angélique est accompagnée d’un chant religieux Mouride, une fraternité musulmane très populaire dans le pays. Nombreux sont ceux qui ont trouvé déplacé qu’un tel chant soit inclus dans un film comme Karmen Gei et n’ont pas manqué de le faire remarquer. Évidemment, le caractère libéral du film pourrait aussi avoir joué un rôle dans la censure regrettable du travail remarquable de Ramaka. Toutefois, il est indéniable que Karmen Gei est une œuvre d’art qui mérite d’être ré-explorée.