Beteseb

Par Anania T.
Illustration par Rosie Olang
Credits: Rosie Olang

L’équivalent du mot « famille » en amharique, la langue officielle de l’Éthiopie, est beteseb. Il s’agit d’une combinaison de deux mots : au sens littéral, « bet » signifie maison, et « seb » (selon la façon dont il est utilisé) se traduit approximativement par « famille ». Ainsi, « beteseb » est utilisé pour désigner les membres d’une famille de sang ou par alliance, qui partagent le même toit.

Une traduction arrive rarement à saisir la pleine portée d’une expression, mais l’essence est toujours là.

Enfant, j’ai souvent entendu l’expression « le sang est plus épais que l’eau », une manière de faire comprendre que les liens du sang étaient plus importants que tout, que la famille était la relation la plus importante dans la vie et l’élément fondamental de toute société. Cette idée est également renforcée par la religion et les médias qui, par ailleurs, ne donnent qu’une seule image de ce à quoi une famille devrait ressembler : un homme et une femme partageant des rôles genrés traditionnels, et des enfants qui leur ressemblent. Tout ce qui s’écarte de ce tableau est considéré comme non conventionnel ou carrément inacceptable.

Lorsque nous, en tant qu’éthiopienNEs queer, parlons de la famille, nous faisons souvent allusion aux relations salvatrices et affirmatives que nous avons forgées par nous-mêmes. Lorsque nous disons « beteseb nachu ? », ce que nous demandons réellement, c’est « Es-tu l’unE des nôtres? Fais-tu partie de notre famille queer? »

Mais les relations que l’on choisit sont toutes aussi importantes que celles auxquelles l’on est lié par le sang. Par exemple, le terme « Beteseb » revêt une dimension supplémentaire lorsqu’il est utilisé par les communautés LGBTI+ éthiopiennes. Nous n’avons pas beaucoup de mots pour décrire les identités queer ou les relations entre personnes de même sexe dans nos langues locales, et ceux qui existent ont tendance à être péjoratifs. L’absence de langage nous oblige à nous auto-définir, à ajouter un sens supplémentaire aux mots, ou même à nous les réapproprier. Lorsque nous, en tant qu’éthiopienNEs queer, parlons de la famille, nous faisons souvent allusion aux relations salvatrices et affirmatives que nous avons forgées par nous-mêmes. Lorsque nous disons « beteseb nachu ? », ce que nous demandons réellement, c’est « Es-tu l’unE des nôtres? Fais-tu partie de notre famille queer? » C’est une forme d’acceptation, un accueil.

Un code.

En tant qu’AfricainEs LGBTI+, nos identités sont souvent en conflit avec nos normes culturelles, nos traditions et nos attitudes sociétales. Pour survivre, nous cachons tout ou certaines parties de nous-mêmes. Nous recevons rarement le soutien que nous souhaitons de la part de nos familles et sommes obligéEs de créer les nôtres. Parfois, ces familles reflètent les modèles hétérosexuels qui nous ont rejeté et d’autres fois, elles vont au-delà de la binarité, redéfinissant la notion même de relations, et ce à quoi celles-ci devraient ressembler.

Il est intéressant de noter que le concept de la famille choisie n’est pas nouveau, surtout en Afrique, où nos interactions sont imprégnées de relations communautaires. Des expressions comme « Ubuntu » et « il faut tout un village pour élever un enfant » rendent plus évidente la place qu’occupe la communauté dans nos relations sociales et culturelles qui encouragent le partage des responsabilités. J’ai des oncles et des tantes à qui je ne suis pas liée par le sang mais avec lesquelLEs j’ai des liens familiaux plus étroits que ceux de ma famille élargie – touTEs sont des amiEs de mes parents et ont joué un rôle important dans mon éducation.

On arrive donc à se demander si le sang est réellement plus épais que l’eau.

Une recherche rapide sur Google révèle que ce proverbe est l’un des dictons les plus fréquemment mal cités. En réalité, la signification de l’adage original est tout le contraire de ce qu’on lui attribue de nos jours. L’expression correcte est « Le sang de l’alliance est plus puissant que l’eau de l’utérus » et implique que les liens que l’on choisis de former sont aussi importants (si ce n’est plus) que ceux auxquels l’on est liéE par le sang.

En tant que personnes queer, nous avons tendance à mettre l’accent sur nos similitudes plutôt que sur nos différences. Nous nous acceptons les unEs les autres en raison de nos identités communes, de nos expériences similaires et de notre compréhension des défis que représente le fait de naviguer dans un monde hétéronormatif dans un corps queer. Les liens que nous tissons sont particulièrement précieux en raison de notre ouverture aux infinies façons dont la famille et l’amitié peuvent se manifester.

Il y a en ceci beaucoup de tendresse et d’intimité.

On pense souvent aux relations sexuelles lorsque l’on parle d’intimité, mais les moments les plus extraordinaires et les plus intimes que j’ai vécus dans ma vie étaient platoniques. Ma meilleure amie et moi avons un accord tacite selon lequel dès que nous en avons l’occasion, nous nous huilons les cheveux. Il y a beaucoup d’attention dans ce geste : avoir quelqu’unE entre vos genoux, sa tête pressant délicatement contre votre ventre pendant que le bout de vos doigts passe habilement dans ses racines, traçant des formes et des motifs sur son cuir chevelu. Vos mains expriment à quel point vous vous investissez dans son confort et dans le soin de sa chevelure.

C’est une forme de guérison.

Le concept de la famille choisie n’est pas nouveau, surtout en Afrique, où nos interactions sont imprégnées de relations communautaires.

Cette intimité est également présente dans les textos décontractés mais ô combien puissants comme « Ça va ? », « Coucou salope ! », « Yo! » que vous recevez après des jours de ghosting. Elle est dans les memes qui vivent gratuitement dans vos messages, chacun semblant s’adapter parfaitement à votre situation actuelle; dans le silence qui comble le trajet en voiture après une longue journée passée ensemble.

L’une de mes séries télévisées préférées est Pose. Cette série a été révolutionnaire parce qu’elle a non seulement montré la vie authentique de personnes queer racisées à New York entre les années 80 et 90, au plus fort de la crise du sida, mais aussi parce qu’elle a montré l’homosexualité dans toute sa gloire et toutes ses failles. La famille choisie, dans toutes ses parfaites imperfections, est au cœur même de la prémisse de Pose.

Selon les mots de Blanca – le cœur et l’âme de la série – « Un foyer est une famille que vous pouvez choisir […] J’apporte du soutien pour mes enfants et un logement s’iels en ont besoin » Moi aussi, j’ai un jour été une jeune queer à la recherche de communauté, et rencontrer ma tribu queer a changé ma vie. Cette rencontre fortuite a fini par définir ma vie, me permettant de m’épanouir de la manière la plus authentique, sans restriction ni jugement.

Moi aussi, j’ai un jour été une jeune queer à la recherche de communauté, et rencontrer ma tribu queer a changé ma vie.

Un jour, j’ai reçu un SMS d’une de mes sœurs queer me disant qu’elle me considérait comme la grande sœur qu’elle n’avait jamais eu et la petite sœur qu’elle protégera toujours. Nous avons le même âge, mais nous jouons des rôles différents dans la vie de l’une et de l’autre : nous sommes à la fois parents, confidentes, protectrices, co-conspiratrices et, parfois même, la voix de la raison, un retour à la réalité lorsque nécessaire.

Le mot « famille » pourrait se traduire par « beteseb » en amharique. Et beteseb pourrait littéralement signifier « maison de famille », mais ma beteseb à moi, ma famille choisie, est si expansive que même les mots ne parviennent pas à en saisir la portée. Ma famille choisie va bien au-delà de quatre murs.