Dolly Ma Brigitta: Mythographie de la poupée queer au Carnaval de Trinité-et-Tobago

Par Amanda T. McIntyre
Photos par Kwame Boatswain, Kelly-Ann Bobb et Cynthia Betancourt

C’est une histoire d’amour et un chagrin vieux de plusieurs siècles.

Je suis une femme noire, queer et caribéenne qui doit relever les défis que représente le fait de travailler dans l’arène traditionnellement hétéro-normative et dominée par les hommes qu’est le Carnaval. C’est pourquoi, je m’efforce de faire en sorte que mes performances aient une solidarité féministe queer claire à travers un travail qui subvertit l’oppression systémique continue des populations marginalisées dans les Caraïbes. Je travaille dans le Carnaval de Trinité-et-Tobago depuis un peu plus de dix ans, depuis 2011. Au fil des ans, j’ai utilisé la mascarade Baby Doll dans ma pratique artistique, créant des récits qui explorent les souvenirs communautaires et individuels, les mythes, le folklore, les histoires orales et les nouveaux récits. Baby Doll est une mascarade traditionnelle du Carnaval dans laquelle l’artiste porte une poupée et identifie des spectateurs masculins comme étant le père de l’enfant, tout en demandant scandaleusement un soutien financier. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, cette mascarade était principalement jouée par des hommes dans des spectacles parodiques destinés à ridiculiser les mères célibataires qui avaient des enfants hors mariage et qui ne connaissaient pas la paternité de leurs enfants. En 2020, j’ai créé le personnage Dolly Ma pour incarner mon travail de plaidoyer et d’activisme. En 2021, j’ai divisé la performance pour accueillir deux personnages, Dolly Ma et Dolly Ma Brigitta. Avec ces deux personnages, j’utilise le pluriel Dolly Mas ou Dolly Mas pour décrire ce travail. Le présent essai explore le personnage de Dolly Ma Brigitta (2021).

Dolly Ma Brigitta (2021) est une mascarade transtemporelle réalisée à travers la photographie, le film et le théâtre. La chronologie commence avec Brigette Delamar et Cynthia Betancourt à la fin du XIXe siècle qui expérimentent avec le vodou dans le cimetière de Lapeyrouse à Trinité. Lors d’une de leurs tentatives, elles invoquent la déesse Maman Brigitte (une lwa qui agit comme intermédiaire entre les vivants et les morts et qui est la gardienne des cimetières). Celle-ci ouvre un portail et les guide à travers celui-ci. Elle leur permet de passer à d’autres époques, opérant principalement entre les XIXe, XXe et XXIe siècles. À plusieurs reprises au cours de ces voyages, elles sont séparées. Elles font l’expérience du déplacement spatial et temporel lorsqu’elles sont délocalisées dans d’autres lieux et d’autres époques. L’expérience du portail est parfois décrite comme le fait de naviguer dans l’océan, de tomber par-dessus bord, de nager à contre-courant, de se noyer et d’échouer sur un autre rivage pour vivre une autre vie. À d’autres moments, c’est comme si l’on grimpait au sommet d’un arbre et que l’on était soulevé et emporté par un grand vent, puis que l’on tombait violemment et que l’on flottait doucement comme une plume jusqu’au sol. Une complication du passage à travers le portail est l’incertitude quant à la forme physique de la/du voyageuse-eur qui émerge de l’autre côté. Le passage change la/e voyageuse-eur. De l’autre côté, la/e voyageuse-eur peut être d’un sexe différent. Dolly Ma peut être un oiseau Jumbie ou un coq noir. Elle peut être une femme, un homme, une jeune personne, une personne âgée, une poupée. Dans cette œuvre, le genre n’est pas lié à la physicalité mais est plutôt traité comme une performance personnifiée, en solidarité avec les politiques transidentitaires.

Cette histoire raconte le voyage d’une femme à travers le temps et l’espace à la recherche de son amante perdue. Au cours de leurs voyages, elles se rencontrent parfois. À un moment, un enfant est créé de leur union. La poupée est une entité caméléonesque, un esprit familier et un élément essentiel du vodou de Dolly Ma Brigitta. Mon exploration du vodou a été inspirée par mon mentor et ami Allan Vaughan qui, pendant des années, a représenté les lwas vodou en utilisant la mascarade Moko Jumbie. Il a conçu les costumes et les représentations de Baron Samedi, Mama Brigitte, Baron Cemitere et Baron LaKwa pour son groupe Moko Somokow. Ce travail primé et acclamé par la critique m’a beaucoup influencé en 2020 lorsqu’Alan m’a invité à me produire avec Moko Somokow.

Ce concept s’appuie sur un montage littéraire et une série photographique que j’ai réalisés en 2017 intitulés For Cynthia qui ont été présentés lors de l’inauguration de la Pride Arts Festival à Trinité-et-Tobago. Ce montage était composé d’une table de lecture, d’un tabouret, d’une valise et d’un journal manuscrit avec des roses qui séchaient au fur et à mesure que le temps d’exposition passait. Les visiteur-ses étaient invitéEs à s’asseoir à la table et à lire le journal. Les photos For Cynthia étaient des représentations éphémères d’une relation amoureuse entre deux femmes. Cette exposition traitait de la façon dont une telle relation pouvait être affectée par la distance et comment l’amour changeait avec le temps. J’ai réutilisé et étendu le concept de For Cynthia pour l’œuvre Dolly Ma Brigitta. Cynthia est l’amante délaissée de Dolly Ma qui avait pris les photos. Brigette Delamar/Dolly Ma Brigitta est à la recherche de Cynthia. C’est une histoire d’amour et un chagrin vieux de plusieurs siècles. Dolly Ma Brigitta est une intervention féministe queer de femmes noires qui réfléchit sur le passé des Caraïbes, commente ses conflits sociopolitiques actuels et imagine l’avenir des Caraïbes en se concentrant sur les possibilités du Carnaval comme plateforme d’intervention et de justice sociale. L’histoire est explicitement queer et en conversation avec le travail d’autres artistes. En 2021, j’ai invité Nyugen Smith pour une première collaboration. Nous travaillons actuellement sur une installation de film sur les Mas traditionnelles. Cette œuvre croise des thèmes féministes et diasporiques pour défendre les réfugiéEs, les migrantEs et les demandeurSEs d’asile dans une illustration artistique des significations possibles de la séparation, du foyer et de la citoyenneté. Il s’agit de la mise en œuvre de la subjectivité esthétique dans des performances qui engagent une éthique féministe caribéenne intergénérationnelle qui a commencé à se formaliser en un mouvement social dans les années 1980 et auquel je contribue aujourd’hui en tant que défenseuse et activiste, et à laquelle Dolly Ma et Dolly Ma Brigitta participent également. En 2021, Dolly Ma Brigitta a participé à la Marche des Femmes qui a eu lieu le Lundi de Carnaval dans une performance intitulée Monday Mourning : Cortege (Lundi de Deuil: Cortège). Puis, plus tard dans la journée, elle a dansé lors de l’exposition Once Upon A Fete (Il était une Fête), organisée par Bruce Cayonne.

Cette performance remet en question la construction de la mascarade traditionnelle et propose des suggestions pour son évolution, en tenant compte des mouvements sociopolitiques contemporains dans les Caraïbes. Il était important pour moi de résoudre deux conflits que je trouvais dans la mascarade traditionnelle : la mendicité et la recherche d’un homme. Dolly Ma ne cherche pas un père pour son enfant mais unE partenaire qui peut être présenté comme un homme, une femme ou un esprit. Cette prestation explore la fluidité du genre, du sexe et de la sexualité. De plus, elle travaille sur les complexités de la signification possible du foyer, du déplacement, de l’incarnation et de la dislocation. Je voulais un personnage triomphant, une revanche par le biais de la mas, non seulement pour moi, mais aussi pour les femmes du monde entier et de tous les temps. La mascarade traditionnelle est une construction hétéronormative problématique qui s’appuie sur des stéréotypes de la vie familiale noire : l’abandon et le désintérêt du père à s’occuper de l’enfant au point qu’il doive être pointé du doigt publiquement. Pour résoudre ces conflits dans mon concept, j’ai suspendu l’idée du père, en décentrant l’accent masculin de la performance traditionnelle de la mascarade et en construisant une relation queer qui inclut les transitions de genre et une vie de famille sécurisée. L’œuvre aborde les problèmes psychosociaux de la performance traditionnelle qui, dans une large mesure, n’ont pas été remis en question ou reflétés de manière critique.

L’oeuvre encourage des discours publics et privés nuancés sur le genre, le sexe et la sexualité dans les Caraïbes.

Cette œuvre remet en question les clichés statiques des femmes noires dans les représentations éphémères des Caraïbes de l’époque victorienne et édouardienne et conteste cet immobilisme à travers une histoire complexe qui n’est pas limitée par les restrictions sociales de ces périodes et qui est capturée par de multiples objectifs photographiques et cinématographiques. L’œuvre encourage également des discours publics et privés nuancés sur le genre, le sexe et la sexualité dans les Caraïbes. En outre, les discours sur la diaspora mondiale ainsi que les phénomènes de migrations et de déplacements sont utilisés pour développer des thèmes et des discussions sur les mouvements géopolitiques. Ceci est illustré par la relation créative qui existe entre Brigette Delamar et Cynthia Betancourt qui survit à la distance et aux temps changeants, produit un enfant, soutient une famille et défie l’effacement. C’est aussi le développement d’une narration originale et le placement de codes esthétiques dans des installations photographiques et cinématographiques partagées en personne et par le biais de plateformes virtuelles.