Homoparentalité : La Révolution par l’Amour

Par Régis Samba-Kounzi

« Un peuple qui ne connaît pas son passé, ses origines et sa culture ressemble à un arbre sans racine. »  Marcus Garvey

Photo credits: Regis Samba-Kounzi

La modernité dans les sociétés africaines et occidentales reste marquée par la traite esclavagiste et la colonisation, en dépit des abolitions. En analysant l’expérience des hommes et femmes noirEs sous l’esclavage et la colonisation afin de mettre à jour les formes de violence particulières auxquelles iels faisaient face, on peut noter que les personnes esclavagées étaient historiquement la figure de l’anti-parentalité, l’anti-parent par excellence. Aujourd’hui, refuser officiellement la reconnaissance de la parentalité homosexuelle relève de cet héritage de la déshumanisation, à condition de ne pas adopter de définition restrictive du phénomène.  De même, un des plus vieux héritages des dites « traditions africaines » sur le continent se matérialise également sous le sceau du silence, l’invisibilisation et l’effacement, ces notions qui parfois conduisent à favoriser et masquer des réalités sociales et les inégalités de vie. C’est sous cet angle mort de l’histoire de l’esclavage et de la colonisation que je voulais associer et faire des analogies avec nos expériences familiales minoritaires et contemporaines.

La violence des rapports sociaux de domination en raison de la race, de la couleur de peau, de la classe, du genre, du handicap, de l’orientation sexuelle ou de la religion que subissent les hommes et les femmes minoritaires est universelle et ce, quel que soit l’espace géographique où ils et elles vivent. L’une des fonctions de l’exercice du pouvoir est de contraindre les citoyenNEs à suivre des normes. L’une de ses dérives est l’application d’injonctions et de règles déshumanisantes sous couvert d’intérêt général. C’est ce qui conduit des États ou des sociétés hétéropatriarcales à imposer aux minorités sexuelles et de genre l’interdiction d’exister, et à fortiori de faire famille. Usant de tous les moyens d’instrumentalisation pour nous stigmatiser, nous pathologiser, nous discriminer, nous inculquer un sentiment de honte de nous-mêmes par l’intériorisation d’une pseudo-indignité et infériorité. Nous, AfricainNEs subsaharienNEs, n’avons pas attendu l’esclavage et la colonisation des européens pour expérimenter la violence. Et bien que l’esclavage coutumier ne soit pas comparable à l’esclavage colonial – massif, systémique et racialisé – il demeure un acte de déshumanisation.

J’ai compris à travers ma propre enfance ce qu’était l’expérience de la domination telle que les adultes peuvent l’exercer, et notamment lorsqu’on est différent de la norme qu’iels vous ont choisie. Il m’a donc fallu faire preuve de résilience tôt, apprendre à transgresser quand c’était possible, et à mon tour bâtir ma propre famille homoparentale ; avec le désir de faire différemment. Et tout cela avec la nécessité de lutter publiquement, afin de donner à d’autres personnes dans la même situation, un sentiment de dignité, et de témoigner de l’importance de la famille et de l’enfance dans le parcours d’un individu. Les racines familiales sont extrêmement importantes. Et je garde à l’esprit que je suis privilégié, même si le chemin reste long et ardu.

Avec le recul, et du plus loin que je me souvienne (au moins les années 80), que ce soit en France, au Zaïre ou au Congo-Brazza, il y a toujours eu, dans mon environnement, des personnes que je pouvais relier à des minorités sexuelles. Toutes ne s’identifiaient pas de cette façon, mais certainEs ont franchi le pas. Et, la majorité de ces personnes sont, aujourd’hui, parents. Ce que je veux dire, c’est que l’homoparentalité, en Europe comme en Afrique, n’est pas une nouveauté. Ce qui est nouveau, c’est la visibilité. C’est le fait que cela soit devenu un sujet politique et visible comme tel dans l’espace publique, notamment dans l’hémisphère nord, en Afrique du Sud et en Amérique du Sud.

Photo credits: Regis Samba-Kounzi

Je suis devenu homoparent à la fin des années 80, j’avais 19 ans. Ma fille, Lolita, est née d’une relation sexuelle classique, avec une jeune femme hétérosexuelle. Il n’y avait pas de « projet » de parentalité. C’était, comme on dit, un « accident ».  Mais c’est ma honte d’être homosexuel qui m’a poussé à avoir cette aventure. Je voulais prouver à mon entourage que j’étais hétérosexuel. Je suis tombé dans le piège du déni. J’ai aussi pris brutalement conscience des dangers auxquels je m’étais exposé, uniquement poussé par la pression familiale, sociale et le besoin humain d’être accepté des autres. Et, les premières questions s’inquiétaient de savoir si en plus d’une future naissance, j’avais pu contracter ou transmettre le VIH.

Des tas d’interrogations vont, après coup, m’obséder. À l’époque, il n’y avait aucun traitement. Le sida était une sentence de mort. Ce qui est encore le cas aujourd’hui dans certaines régions, notamment en Afrique, pour les millions de personnes qui n’ont pas accès aux médicaments par manque de financements, mais surtout faute de volonté politique. Des membres de ma famille étaient séropositifs et sidéens. CertainEs salariéEs de ma mère étaient également malades. J’ai alors décidé de m’engager, mais sans imaginer que cela deviendrait le combat de ma vie, que cela me conduirait à Act Up-Paris, une association de lutte contre le sida issue de la communauté homosexuelle. Jeune adulte, ce qui m’intéressait c’était l’agriculture et les questions de souveraineté alimentaire en Afrique, comme mes héros d’alors, Paul Panda Farnana, agronome et nationaliste congolais, et Amilcar Cabral, révolutionnaire bissau-guinéen et cap-verdien. Ce que j’ai surtout compris, c’est l’importance de porter mes propres rêves et de faire respecter mes choix.

J’arrive à Act Up en 2000, et c’est au sein de cette structure que j’ai finalement créé ma famille choisie. En 2003,  Claire, Julien et moi, alors militantEs et salariéEs de l’association, évoquions pour la première fois le désir d’avoir un enfant. Notre projet parental a pris le temps de mûrir. Et deux ans plus tard naissait notre fils Tiago, conçu par insémination artisanale. Concevoir notre enfant dans ces conditions était illégal et passible de deux ans de prison et 30 000 euros d’amende. Le système déshumanisant dans lequel nous vivions n’a pas pu nous empêcher de nous en extraire comme d’autres avant nous.

Photo credits: Regis Samba-Kounzi

Notre famille homoparentale montre tout simplement que des trajectoires d’individus ont toujours fait fi des injonctions de la société, et que rien n’abolit la volonté, le désir de maternité et de paternité, y compris pour les homosexuelLEs ou les personnes trans. Le système ne peut pas abolir ce qu’on appelle aujourd’hui l’agentivité, c’est-à-dire notre faculté d’être des actrices et des acteurs de nos propres vies. Et, contrairement à ce qu’on pourrait penser à priori, le désir de fonder une famille homoparentale ne signifie en rien vouloir adhérer par mimétisme à l’hétéronormalité. Il s’agit simplement de vouloir élever des enfants, et de leur transmettre des valeurs révolutionnaires qui visent à briser la logique totalement construite d’une famille unique et classique que l’humanité tout entière devrait prendre pour modèle. Nous apprenons à notre fils à être libre, à développer son sens critique, à se faire respecter. Sa conception même était un cri de liberté. Il est issu d’une famille composée de personnes profondément libres, qui ont usé de ce droit d’être soi, en faisant preuve de désobéissance civil, en défiant une loi injuste, en refusant les préjugés et les qu’en-dira-t-on qui empêchent de dire la vérité, et en ayant un discours public sur le sujet, sans honte, et sans se soucier d’une respectabilité dont on se contrefout royalement. Que nos familles soient visibles ou invisibles, lorsqu’elles prennent en compte dans l’éducation des enfants, l’ouverture d’esprit vers des imaginaires réparateurs, à travers les principes d’équité, d’égalité des droits et de diversité des familles, d’acceptation des différences, bref, d’autres manières d’habiter le monde, elles font et participent à transmettre nos expériences personnelles et intimes, et en font un monde de dignité humaine.

À partir de cette expérience, j’ai voulu faire de la photographie de création une lutte contre l’effacement de nos vécus, à travers la production des savoirs situés et la transmission générationnelle de la mémoire des outils d’empouvoirement et d’agentivité. La série « Bolingo », débutée en 2010, est née de ce désir de rompre le silence et se battre contre l’invisibilité. Se réapproprier l’art comme je me suis réapproprié ma sexualité, ma famille et la politique. Donner à voir des moments simples mais chargés en émotions, avec nos proches, nos familles, de sang et surtout de cœur. Il était nécessaire pour moi de dénoncer le mensonge, preuve que la légalité est affaire de pouvoir, non de justice. C’est parce que nous avons un ordre dominant homophobe, transphobe, et hypocrite que nous nous retrouvons avec un article de loi liberticide visant les familles homoparentales dans la constitution du Congo-Kinshasa. S’il y avait une vraie justice et si on était dans un pays démocratique, jamais cet article existerait. Si les arts et la culture ont éveillé ma conscience sociale et politique, qu’ils ont changé mon regard sur notre société et sur ses inégalités, alors ils le peuvent sur tout le monde. Le rôle de l’artiste et de la/du militantE, de l’artiviste est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde dans lequel nous vivons et que personne ne puisse prétexter l’ignorance. L’art et la photographie permettent d’exposer, de briser le silence, de donner un visage à des personnes exclues, dont on n’est pas censé parler, dont on ne veut absolument pas parler, que l’on veut invisibiliser. Le simple fait de se raconter, de décrire nos blessures, quelles qu’elles soient, rend hommage à nos parcours cabossés et souligne que de multiples possibles sont à notre disposition. Il est fondamental de s’en emparer. Me réapproprier la narration m’a aidé à commencer le chemin vers la compréhension de ma propre histoire, au-delà des séries photos produites.

Photo credits: Regis Samba-Kounzi

Bibliographie 

Aurélia Michel, Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial, Paris, Seuil, « Points », 2020.