Faire Famille, C’est Faire Le Choix de Comprendre

Une Conversation avec Arafa Hamadi

Propos recueillis par Claire Ba

Les liens du sang ne sont pas toujours plus forts et pour beaucoup d’entre nous, l’expérience familiale est complexe et dynamique. Au cours d’une conversation candide avec l’artiste multidisciplinaire TanzanienNE Arafa Hamadi, nous avons exploré les subtilités de la famille. Pour Arafa, la famille est un choix plutôt qu’un état de fait et s’étend bien au-delà des liens du sang. Dans cette conversation, l’artiste s’est également ouvertE sur la façon dont iel utilise sa personne, ses talents, ses ressources et ses privilèges pour construire une communauté sûre avec et pour les personnes queer de Dar es Salam.

Photo credits: Thea Gordon, 2020

Que doivent savoir nos lectrices-teurs sur Arafa Hamadi ?

Je m’appelle Arafa, je suis non-binaire (pronoms iel) et je suis unE artiste multidisciplinaire. Mon travail ne se limite pas à un support spécifique et aborde généralement les thèmes des identités queer et la façon dont nous occupons nos corps et l’espace. C’est une tentative de montrer l’expérience d’être différentE dans une société qui veut surtout être violente à notre égard. Depuis un moment, j’explore comment nous pouvons choisir la joie et comment nous pouvons intentionnellement créer des espaces de joie à travers l’architecture, les ambiances, les décors et diverses autres manières. J’ai une formation en architecture, donc je fais aussi des structures et des installations, mais l’amour de ma vie, c’est la scénographie. J’adore la conception de festivals et, en ce moment, je me plonge davantage dans la conception d’œuvres d’art numériques et en 3D.

Comment es-tu passéE de l’architecture au monde de l’art, même si cela ne semble pas être un changement en soi puisque tu continues à créer et à construire ?

J’ai étudié l’architecture parce que ma mère le voulait. En tant qu’« enfant AfricainE », il me fallait obtenir un diplôme sérieux et l’art n’entrait pas dans ce cadre. L’accord était que si j’étudiais un domaine viable, je pourrais faire ce que je voulais par la suite. Je suis donc alléE à l’université au Royaume-Uni, à l’université d’Édimbourg. J’y ai vécu une expérience formidable, mais l’architecture est un domaine extrêmement compétitif et, pour être honnête, je n’étais pas faitE pour la critique, ni pour le succès dans ce secteur d’ailleurs.

Je n’aimais pas non plus la façon dont les choses étaient structurées. Je voulais construire, mais je voulais construire pour le plaisir. Au cours de mes troisième et quatrième années, j’ai donc commencé à explorer les petits espaces de festivals en Écosse. C’était une grande aventure pour moi d’aller dans ces espaces où les artistes transformaient les paysages en rêves ; ces espaces où l’on entrait un jour et d’où l’on ressortait trois jours plus tard, n’ayant eu aucune pensée pour le monde extérieur. Et c’est ce que je voulais faire pour le reste de ma vie.

Lorsque j’ai obtenu mon diplôme, je suis revenuE à Dar es Salaam et ai essayé de passer des entretiens pour trouver un emploi dans l’architecture. J’ai passé environ trois entretiens, mais je n’aimais pas la façon dont tout le monde essayait de mesurer mon intelligence, mais bon je suppose que c’est un peu ce qui est censé se produire durant un entretien (rires). Ce n’était tout simplement pas pour moi. Lorsque ma mère a réalisé à quel point je n’étais pas investiE dans le processus, elle m’a fait faire du bénévolat dans un centre d’art comme je l’avais toujours désiré. À partir de là, j’ai rencontré une personne qui travaillait sur un festival, le Ongala Music Festival à Dar es Salam, et elle m’a donné l’opportunité de faire la conception de la scène principale. Depuis lors, je n’ai cessé de courir après les festivals et les espaces récréatifs. J’ai également commencé à faire des résidences où je crée mes propres idées conceptuelles, designs et installations. Aujourd’hui, je peux créer tout ce que je veux et j’adore ça.

Photo credits: Arafa C. Hamadi
Photo credits: Arafa C. Hamadi

Que dirais-tu avoir appris sur toi-même grâce à ton art ?

En pratiquant et m’appropriant mon art, je me suis renduE compte que je ne suis pas faitE pour un emploi traditionnel et que mes heures de travail peuvent survenir à tout moment de la journée (rires). J’aime ne pas être limitéE par le temps et j’aime travailler dans les festivals parce que l’on vous donne environ un mois pour produire quelque chose. Et même si, techniquement, ces espaces ne sont ouverts qu’à certaines heures, je peux décider quand je veux créer.

J’ai également appris que la peinture est une forme de méditation pour moi. Je suis peintre et, bien que je ne considère pas la peinture comme l’un de mes meilleurs médiums, j’ai beaucoup d’appréciation pour l’aspect méditatif du fait de peindre la même chose encore et encore. Quand vous regardez certaines de mes grandes œuvres, elles ressemblent généralement à des motifs répétitifs, et c’est précisément pour cette raison que j’aime peindre de grandes œuvres.

Plus précisément, dans le cadre de mon travail sur les identités queer et la sécurité – quelle que soit la définition qu’on donne à ce mot – et même sur le mot « sécurité » en lui-même, j’ai appris que je ne me sentais pas à l’aise pour aborder un sujet aussi important sous un seul angle. Vous verrez qu’au cours des cinq années que j’ai consacrées à mon travail artistique, j’ai abordé le même sujet sous plusieurs angles différents afin de lui donner tout le respect qu’il mérite. Je suis conscientE que ma perspective en tant que citadinE privilégiéE est différente de celle d’autres personnes en Tanzanie. Alors, même si je pense que mon art peut exprimer quelque chose sur la communauté queer, je ne pense pas en être le/la meilleurE représentantE et je fais de mon mieux pour donner à l’art et aux sujets le respect qu’iels méritent.

Tu soulèves un point intéressant concernant la sécurité et tu abordes d’ailleurs ce concept d’espace safe dans certaines de tes œuvres. Que peux-tu nous dire sur ce qui a inspiré cet intérêt pour la création d’espaces sûrs et sur la direction que tu souhaites prendre à l’avenir ?

Je pense que j’ai découvert le concept d’espaces safe lorsque celui-ci est devenu populaire sur Internet, et c’était d’ailleurs la première fois que j’en entendais parler. À l’époque, j’étais au Royaume-Uni et je terminais mes études. Je faisais partie du club LGBTQ du campus et c’est là-bas que j’ai vraiment pris tout le sens de ce terme. J’y ai appris comment mettre les gens à l’aise et comment permettre aux jeunes LGBTQ de s’épanouir tout en leur transmettant les rudiments de la vie d’adultes à l’université. J’ai également appris à être un soutien pour les autres, à être quelqu’unE vers qui les gens peuvent se tourner en cas de besoin. On nous a enseigné des techniques pour parler aux gens, répondre à leurs questions et leur fournir des informations sur la sexualité. D’une certaine manière, cette période de ma vie a consisté à apprendre à devenir un espace sûr pour les autres, et c’est quelque chose que j’ai trouvé vraiment fascinant.

À mon retour, je n’ai trouvé aucun espace sûr à Dar es Salaam, mais c’est peut-être parce que je n’ai pas assez cherché. Lorsque j’ai rejoint Twitter en 2018, j’ai trouvé cette sécurité ; j’ai trouvé des personnes queer qui ne pouvaient pas se montrer en public, mais qui intéragissaient les unes avec les autres et vivaient cette vie en ligne que je n’arrivais pas à trouver dans le monde « réel ». Cette expérience m’a fait découvrir une autre dimension de la sécurité et m’a fait réfléchir au fait que les espaces sûrs n’étaient pas seulement physiques. Ils pouvaient aussi transcender le numérique, la personne. Cela m’a fait réfléchir à la façon dont la sécurité peut s’étendre à tout espace où l’on peut être soi-même, sans la menace de la violence.

D’une certaine manière, cette période de ma vie a consisté à apprendre à devenir un espace sûr pour les autres, et c’est quelque chose que j’ai trouvé vraiment fascinant.

J’ai également fait l’expérience d’espaces sûrs lors de festivals au Kenya. Le Kenya a les mêmes lois coloniales [contre l’homosexualité – ndlr] que nous. Pourtant, là-bas, les personnes queer, qu’il s’agisse d’avocatEs, de défenseurEs des droits humains, de jeunes DJ ou de créatrices-teurs d’espaces, semblent avoir réussi à s’organiser, à se réunir et créer ces espaces féminins et non binaires. Je me suis demandéE pourquoi cela ne se produisait pas en Tanzanie.

D’une certaine manière, ma conception des espaces sûrs a été essentiellement informée par ces petites poches de sécurité que j’ai connues et je réfléchis maintenant aux moyens de contribuer à la création d’un espace sûr qui serait façonné par la communauté dont je fais partie ici, sans lui imposer des points de vue occidentaux, sans qu’il prenne nécessairement la forme de festivals, ou de quoi que ce soit qui existe déjà.

Le concept de la personne comme espace sûr est intéressant. Où en es-tu dans ce parcours pour contribuer à la construction d’un espace sûr pour la communauté queer à Dar es Salaam ?

Je crois fermement que les personnes privilégiées doivent étendre leurs privilèges et c’est une chose à laquelle je réfléchis beaucoup ces derniers temps. En ce qui concerne la création d’espaces sûrs, j’essaie de contribuer avec ce que j’ai, avec ce que je peux donner grâce à mes propres compétences et aux choses que j’aime, ainsi qu’avec mes privilèges et les espaces que j’occupe. L’une de mes manières de procéder consiste à recréer des espaces que j’aurais pu créer pour quelqu’unE d’autre à grands frais, et à le faire pour moi et pour les mienNEs dans mon propre espace, dans ma maison. J’ai le privilège de vivre dans un quartier où mes voisinEs sont au courant de mon identité queer et me laissent exister.

Ma maison est également sécurisée et peut accueillir un grand nombre de personnes, alors j’en profite pour créer des espaces sûrs pour ma communauté.

Cela ne veut pas dire que c’est la meilleure façon de procéder, mais c’est l’une des façons dont j’ai essayé d’aborder la sécurité et la création d’un espace sûr à travers ma personne. Les gens considèrent souvent les événements comme des opportunités à but lucratif, mais je veux aborder cela avec une éthique différente. Mon principal objectif en créant ces espaces n’est pas seulement de m’amuser, mais également de faire en sorte que les gens se sentent à l’aise et qu’iels aient envie de revenir.

Pour l’avenir, je cherche des moyens de financer de tels événements, et différentes façons de les rendre publics sans avoir à faire de compromis sur l’aspect sécuritaire. Dans l’ensemble, je dirais qu’il s’agit moins d’un projet artistique que d’un projet événementiel à travers lequel j’explore le thème de la sécurité en tant que concept physique et non-physique.

Comme tu le sais, le thème de ce numéro de Q-zine est la famille. Qui considères-tu comme ta famille et quelle a été ton expérience de la famille ?

Lorsque j’étais à l’université, mes amiEs étaient les personnes que je considérais comme ma famille, et ce parce que je venais de faire mon coming out à ma mère, et qu’elle n’avait pas accueilli la nouvelle aussi bien qu’elle l’aurait pu. J’ai été élevéE par ma mère, ma grand-mère et mes tantes. Pendant une grande partie de ma vie, j’ai donc été entouréE de femmes – des femmes professionnelles, travailleuses, parfois hypocrites, mais surtout très fortes et franches – que j’aime énormément. Puis je me suis aventuréE hors de la cellule familiale et j’ai découvert de nouvelles façons de penser, la vie queer, les arts, l’option de de ne pas avoir un emploi traditionnel, et tous ces concepts auxquels je n’avais jamais été exposéE.

Lorsque j’ai fait mon coming out à ma mère, c’était la première fois que j’étais en désaccord avec ces femmes qui avaient toujours été dans ma vie et qui m’avaient toujours soutenu. Je me suis renduE compte que leur conception de la famille s’arrêtait à trouver un mari, avoir des enfants, se ranger en quelque sorte. Rien de tout cela ne m’intéressait. Je n’ai jamais voulu avoir d’enfants. Mais bien sûr, quand vous dites quelque chose comme ça à 18 ans, personne ne vous prend au sérieux. Et au fur et à mesure que vous prenez de l’âge, cette conviction est prise comme un affront à la famille. Ce fut donc le silence entre ma mère, le reste de la famille et moi pendant un moment. Lorsque je suis retournéE en Tanzanie, j’ai quitté la maison familiale très rapidement parce que je ne m’y sentais plus à l’aise.

Pendant un certain moment, je n’ai plus considéré ma famille biologique comme ma famille. Je m’appuyais plutôt sur mes amiEs. J’ai trouvé des personnes qui, bien que n’ayant pas vécu les mêmes expériences que moi, étaient prêtEs à m’aimer et à me soutenir malgré tout. Il y a environ un an, j’ai quitté le Kenya pour m’installer en Tanzanie et j’ai renoué avec de vieilles connaissances. Maintenant que j’étais de retour pour de bon, nos relations se transformaient en amitiés d’adultes. Nous participions à la vie des unEs et des autres en tant qu’adultes, présentEs pour les occasions heureuses tout comme les moins heureuses. 

À la même période, j’ai commencé à fréquenter davantage ma famille biologique, principalement parce que les femmes de ma vie ont commencé à s’ouvrir davantage sur leurs vécus. Je n’en suis pas encore au point de pouvoir leur parler ouvertement de ce qui se passe dans ma vie, mais j’apprécie qu’elles choisissent de partager avec moi leurs réalités et ce qu’elles traversent. Cela m’a permis de ne plus considérer certaines choses comme de l’hypocrisie, mais plutôt comme des expressions de leur humanité. Quand on y pense, elles ne sont que des êtres humains qui peuvent faire des erreurs au même titre que moi, et peuvent réussir au même titre que moi. Et au fond, peut-être que je les jugeais trop sévèrement.

Lorsque j’ai fait mon coming out à ma mère, c’était la première fois que j’étais en désaccord avec ces femmes qui avaient toujours été dans ma vie et qui m’avaient toujours soutenuE.

Photo credits: Arafa C. Hamadi

D’après ce que tu viens de partager, il semble que tu aies une conception assez large de la famille. Que peux-tu nous dire d’autre sur la façon dont tu comprends la notion de famille ?

Je ne suis pas attachéE à la famille au sens traditionnel du terme. Je sais que je me sacrifierais pour beaucoup de gens, mais pour moi, la famille se fait et se défait. Il y a des personnes avec lesquelles j’ai eu les relations les plus fortes de ma vie et avec qui je ne suis plus en contact aujourd’hui. Cela ne veut pas dire que je ne les considère plus comme ma famille. Je serai toujours là pour elleux et je chérirai toujours ces relations, mais iels ne font plus partie de ma vie. Pour moi, la famille n’est pas synonyme de proximité; elle ne se définit pas par la naissance ou les liens de sang. Je pense qu’un aspect important de la famille est le degré d’implication dans la vie d’une personne.

Peut-être parce que je ne considère pas la famille comme étant plus importante que d’autres aspects de la vie, je ne vois pas la famille comme étant si différente des amiEs. Je ne pense pas que la famille mérite plus de mon temps que d’autres personnes ou aspects de ma vie.

Même si j’aime ma famille, l’idée de devoir constamment y retourner n’est pas centrale pour moi. Et maintenant que j’y pense, un autre aspect déterminant de ma conception de la famille est le fait de choisir de comprendre. Il y a des gens qui sont dans votre vie mais ne vous accepteront jamais au-delà d’une certaine limite. Et il y en a d’autres qui font l’effort de vous comprendre. Par exemple, ma mère, qui ne m’acceptait pas il y a 6 ou 7 ans, essaie maintenant de comprendre ce que signifie être non-binaire. Parfois, il lui arrive de m’envoyer des vidéos de lesbiennes blanches qui construisent de petites maisons dans la forêt et de me dire « ça m’a fait penser à toi » (rires). Dans ces moments-là, je me conforte en me disant qu’on y est pas encore, mais c’est déjà un progrès (rires) et surtout, cela montre que nous en sommes à un point où elle m’a totalement acceptée.

Une dernière question pour conclure: quand tu réfléchis aux différents matériaux que tu utilises dans ta pratique artistique, si tu pouvais en choisir un pour représenter la famille (peu importe le sens que tu veux lui donner), lequel choisirais-tu et pourquoi ?

J’ai récemment commencé à utiliser ce matériau qui est un rouleau de papier recyclé d’environ 80 mètres qui me permet de raconter une histoire tout au long de son évolution et parfois, je suis tentéE de découper certaines sections. En général, je n’aime pas utiliser des carnets de croquis parce que j’aime que les choses soient parfaites. Mais ce que ce papier m’a appris, c’est qu‘il n’y a pas de mal à ce que votre art change d’un point A à un point B. Et métaphoriquement, ce n’est pas grave si des êtres chers entrent et sortent de votre vie. Il n’est pas nécessaire de s’accrocher à un moment, parce que les choses s’améliorent, vraiment. Les choses finissent toujours par s’arranger alors continuez à avancer.

Connaitre Nos Histoires Pour Redéfinir La Famille

Une Conversation avec Julia Makwala

Photos et Propos recueillis par Ruth Lu

Militer pour les droits des personnes LBTQ, en Afrique particulièrement, est un défi de taille. Cependant, ce militantisme peut également ouvrir la porte à une grande communauté qui peut devenir source d’acceptation, de sécurité, de réconfort et de soutien. Q-zine est allé à la rencontre de Julia Makuala, militante engagée pour la communauté LBTQ en République Démocratique du Congo, qui nous a fait part de son parcours militant et de ses réflexions sur la famille.

Est-ce que tu pourrais te présenter à nos lectrices-teurs ? 

Je suis Julia Makuala, militante afro féministe et actuelle secrétaire exécutive nationale de l’association Oasis RD Congo, une association LBTQ féministe, présente à Kinshasa et qui a également des antennes dans d’autres provinces du pays.

Comment as-tu débuté à Oasis ?

Tout est parti d’un questionnement sur la situation des femmes LBTQ. Plus spécifiquement, je voulais comprendre pourquoi notre situation n’était pas prise en compte dans notre pays, pourquoi nous n’arrivions pas à bénéficier de certains services de santé, surtout en termes de santé sexuelle et reproductive, y compris le VIH/SIDA. Dans notre pays, la question de l’homosexualité a comme porte d’entrée la thématique du VIH. Dans les politiques contre le VIH, il est généralement demandé à ce que personne ne soit mis de côté, mais on se rend compte que dans les faits, les femmes sexuellement minoritaires sont mises à l’écart. Il existe des programmes de santé sexuelle et reproductive dans lesquels les lesbiennes par exemple ne sont pas spécifiquement prises en compte. Par exemple, pour bénéficier de certains services de lutte contre le VIH, les femmes sexuellement minoritaires sont obligées de se présenter en tant que professionnelles du sexe parce que les travailleuses du sexe sont reconnues en tant que populations clés, au même titre que les hommes qui ont des relations sexuelles avec des hommes, les usagèrEs de drogues, et plus récemment, après plusieurs années de plaidoyer et de lobbying, les femmes transgenres.

Mais du côté des femmes lesbiennes, bisexuelles, les hommes trans, on continue de noter une certaine négligence. Initialement, cette non-prise en compte s’expliquait par la fausse perception selon laquelle les pratiques sexuelles entre femmes ne constituaient pas un canal de transmission des maladies sexuellement transmissibles. On ne prenait tout simplement pas notre orientation sexuelle au sérieux, et on négligeait les risques. Bien entendu, on sait que le patriarcat joue un rôle très important dans cette invisibilisation des femmes LBQ, même dans le milieu queer puisqu’il cherche à reléguer les femmes LBQ au second rang. Ici chez nous, quand on parle de l’homosexualité, on pense plus aux hommes qui ont des rapports avec des hommes qu’aux femmes. C’est donc tous ces questionnements qui m’ont amené, avec des amiEs, à mettre en place une association pour les femmes sexuellement minoritaires, mais également les personnes féministes. C’est comme ça qu’est née Oasis RD Congo, une association LBTQ féministe.

Comment décrirais-tu ton travail et qu’as-tu appris sur toi-même à travers ton engagement au sein d’Oasis ou dans la communauté en général?

Je décrirais mon travail comme étant un travail pour l’émergence d’espaces récréatifs, d’espaces de parole libres, de socialisation, libérés des interdits religieux et culturels. J’œuvre également pour déconstruire les préjugés et combattre l’exclusion, la discrimination et la stigmatisation de toutes les femmes en général, et des femmes sexuellement minoritaires en particulier. À travers mon militantisme, j’ai appris que malgré les diversités d’opinion, les divergences et la singularité qui caractérisent les femmes, nous avons toutes une même vision: celle de défendre et de promouvoir les droits qui nous sont les plus légitimes afin que nous puissions vivre dans la dignité.

Comme tu le sais, ce numéro porte sur la famille alors les lectrices-teurs de Q-zine et moi-même aimerions savoir ce que ce thème évoque pour toi. Que pourrais-tu nous dire à ce sujet ?

Pour moi, une famille, c’est un espace sécurisé où l’acceptation de l‘autre avec sa différence est garantie. Et non seulement garantie, mais constitue le socle de la cohésion sociale parce que c’est à la base que tout commence. À priori, ma famille pour moi renvoie à mon père, ma mère, mes frères et sœurs, les gens avec qui je suis née. Mais par extension, et du fait de mon engagement communautaire et de mon ouverture d’esprit, j’étendrais cette notion de famille à toute communauté d’individus qui s’aiment et s’entraident. Pour moi, les principes qui font une famille sont fondés sur la bienveillance, la serviabilité, la solidarité, et le réconfort mutuel. Selon moi, c’est ça qui constitue une famille car on peut naître au milieu d’individus sans que ces personnes ne répondent aux principes qui fondent une famille, donc je pense qu’il est important de définir ces principes.

C’est intéressant que tu aies commencé à parler de ta famille en parlant des personnes avec qui tu es née. Tu y as fait un peu allusion, mais outre ton cercle biologique, qui considères-tu comme faisant partie de ta famille ?

Les personnes que je considère comme ma famille sont des personnes qui partagent les mêmes valeurs que moi, les personnes qui travaillent pour le vivre ensemble pacifique, dans l’ouverture aux différences et aux diversités. C’est vrai que les représentations de la famille ont varié au fil du temps, mais pour moi, la famille, c’est une présence qui est à la fois rassurante, sécurisante et socialisante, et qui apporte du soutien. Alors faire famille pour moi, ce sont d’abord des valeurs, des liens, des principes pour lesquels on se bat et surtout, l’union.

On a longtemps limité, et à tort, l’image de la famille au portrait du père, de la mère et des enfants, etc. Comment penses-tu que nous puissions changer cette perception de la famille, surtout pour nous qui évoluons dans des sociétés qui ne montrent pas d’exemples de familles qui ne sont pas dans la « norme »?

Ah! Quand on n’est pas dans la norme, il faut construire une famille qui n’est pas dans la norme (rires). On donne que ce qu’on a, n’est-ce pas ? Les choses sont en train de changer, heureusement. Nous ne sommes plus à l’âge de la pierre taillée (rires). Moi je dis souvent, il faut vulgariser les textes légaux, et même les savoirs historiques et sociaux. Un pays comme la RDC a ratifié plusieurs accords juridico-légaux et pourtant, les dispositions de ces accords ne sont pas toujours connues des populations. 

Pendant longtemps, la norme c’était un papa, une maman, etc. c’est vrai, mais les choses sont en train de changer, les gens sont en train de développer d’autres manières de voir les choses. Avant, on disait « c’est notre culture ». Mais moi, je me demande souvent ce que c’est que notre culture. Quand on demande aux gens d’expliquer la culture en tant que telle, ils en sont incapables. Et quand on explore cette même culture en profondeur, on se rend compte que tout ceci existait [en référence aux pratiques homosexuelles, ndlr]. Si vous faites des recherches, vous verrez qu’il y avait les Bitesha, chez nous, dans la Kasaï. Il y a également une autre tribu ici chez nous, dans la province du Kongo Central, les Woyo : quand une fille atteignait l’âge de la puberté, elle était internée avec les dames de la tribu pour apprendre à vivre dans un ménage avec un homme, et ce, sur tous les plans, même sur le plan sexuel. Ce sont les femmes qui se chargeaient de faire cette éducation aux jeunes filles, qui leur montraient comment faire. Ces femmes avaient donc des relations sexuelles entre elles pour leur montrer. Bien sûr, rapports sexuels n’équivaut pas à orientation sexuelle.

Mais quand elles pratiquent, c’est quoi ? C’est un rapport homosexuel ? Peut-être ? Je ne sais pas. Tout ça pour dire que c’est souvent l’ignorance qui fait que les gens disent certaines choses. Je suis convaincue que pour faire changer les mentalités, il est important de faire ces recherches, de produire nous-mêmes des savoirs sur nos vécus, parce que si nous ne le faisons pas, personne ne le fera à notre place.

Un dernier mot pour nos lectrices-teurs ?

J’aimerai profiter de l’opportunité que Q-zine m’offre pour rendre un hommage vibrant à Nancy Bitsoki qui était une militante afroféministe LBTQ et ma partenaire. Elle est décédée récemment mais je la considérerai toujours comme un membre de ma famille. Et aux lectrices-teurs, je rappellerai tout simplement qu’une famille est un espace sécurisé où l’acceptation de l’autre, avec sa différence, est garantie et constitue le socle de la cohésion sociale.

Dolly Ma Brigitta: Mythographie de la poupée queer au Carnaval de Trinité-et-Tobago

Par Amanda T. McIntyre
Photos par Kwame Boatswain, Kelly-Ann Bobb et Cynthia Betancourt

C’est une histoire d’amour et un chagrin vieux de plusieurs siècles.

Je suis une femme noire, queer et caribéenne qui doit relever les défis que représente le fait de travailler dans l’arène traditionnellement hétéro-normative et dominée par les hommes qu’est le Carnaval. C’est pourquoi, je m’efforce de faire en sorte que mes performances aient une solidarité féministe queer claire à travers un travail qui subvertit l’oppression systémique continue des populations marginalisées dans les Caraïbes. Je travaille dans le Carnaval de Trinité-et-Tobago depuis un peu plus de dix ans, depuis 2011. Au fil des ans, j’ai utilisé la mascarade Baby Doll dans ma pratique artistique, créant des récits qui explorent les souvenirs communautaires et individuels, les mythes, le folklore, les histoires orales et les nouveaux récits. Baby Doll est une mascarade traditionnelle du Carnaval dans laquelle l’artiste porte une poupée et identifie des spectateurs masculins comme étant le père de l’enfant, tout en demandant scandaleusement un soutien financier. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, cette mascarade était principalement jouée par des hommes dans des spectacles parodiques destinés à ridiculiser les mères célibataires qui avaient des enfants hors mariage et qui ne connaissaient pas la paternité de leurs enfants. En 2020, j’ai créé le personnage Dolly Ma pour incarner mon travail de plaidoyer et d’activisme. En 2021, j’ai divisé la performance pour accueillir deux personnages, Dolly Ma et Dolly Ma Brigitta. Avec ces deux personnages, j’utilise le pluriel Dolly Mas ou Dolly Mas pour décrire ce travail. Le présent essai explore le personnage de Dolly Ma Brigitta (2021).

Dolly Ma Brigitta (2021) est une mascarade transtemporelle réalisée à travers la photographie, le film et le théâtre. La chronologie commence avec Brigette Delamar et Cynthia Betancourt à la fin du XIXe siècle qui expérimentent avec le vodou dans le cimetière de Lapeyrouse à Trinité. Lors d’une de leurs tentatives, elles invoquent la déesse Maman Brigitte (une lwa qui agit comme intermédiaire entre les vivants et les morts et qui est la gardienne des cimetières). Celle-ci ouvre un portail et les guide à travers celui-ci. Elle leur permet de passer à d’autres époques, opérant principalement entre les XIXe, XXe et XXIe siècles. À plusieurs reprises au cours de ces voyages, elles sont séparées. Elles font l’expérience du déplacement spatial et temporel lorsqu’elles sont délocalisées dans d’autres lieux et d’autres époques. L’expérience du portail est parfois décrite comme le fait de naviguer dans l’océan, de tomber par-dessus bord, de nager à contre-courant, de se noyer et d’échouer sur un autre rivage pour vivre une autre vie. À d’autres moments, c’est comme si l’on grimpait au sommet d’un arbre et que l’on était soulevé et emporté par un grand vent, puis que l’on tombait violemment et que l’on flottait doucement comme une plume jusqu’au sol. Une complication du passage à travers le portail est l’incertitude quant à la forme physique de la/du voyageuse-eur qui émerge de l’autre côté. Le passage change la/e voyageuse-eur. De l’autre côté, la/e voyageuse-eur peut être d’un sexe différent. Dolly Ma peut être un oiseau Jumbie ou un coq noir. Elle peut être une femme, un homme, une jeune personne, une personne âgée, une poupée. Dans cette œuvre, le genre n’est pas lié à la physicalité mais est plutôt traité comme une performance personnifiée, en solidarité avec les politiques transidentitaires.

Cette histoire raconte le voyage d’une femme à travers le temps et l’espace à la recherche de son amante perdue. Au cours de leurs voyages, elles se rencontrent parfois. À un moment, un enfant est créé de leur union. La poupée est une entité caméléonesque, un esprit familier et un élément essentiel du vodou de Dolly Ma Brigitta. Mon exploration du vodou a été inspirée par mon mentor et ami Allan Vaughan qui, pendant des années, a représenté les lwas vodou en utilisant la mascarade Moko Jumbie. Il a conçu les costumes et les représentations de Baron Samedi, Mama Brigitte, Baron Cemitere et Baron LaKwa pour son groupe Moko Somokow. Ce travail primé et acclamé par la critique m’a beaucoup influencé en 2020 lorsqu’Alan m’a invité à me produire avec Moko Somokow.

Ce concept s’appuie sur un montage littéraire et une série photographique que j’ai réalisés en 2017 intitulés For Cynthia qui ont été présentés lors de l’inauguration de la Pride Arts Festival à Trinité-et-Tobago. Ce montage était composé d’une table de lecture, d’un tabouret, d’une valise et d’un journal manuscrit avec des roses qui séchaient au fur et à mesure que le temps d’exposition passait. Les visiteur-ses étaient invitéEs à s’asseoir à la table et à lire le journal. Les photos For Cynthia étaient des représentations éphémères d’une relation amoureuse entre deux femmes. Cette exposition traitait de la façon dont une telle relation pouvait être affectée par la distance et comment l’amour changeait avec le temps. J’ai réutilisé et étendu le concept de For Cynthia pour l’œuvre Dolly Ma Brigitta. Cynthia est l’amante délaissée de Dolly Ma qui avait pris les photos. Brigette Delamar/Dolly Ma Brigitta est à la recherche de Cynthia. C’est une histoire d’amour et un chagrin vieux de plusieurs siècles. Dolly Ma Brigitta est une intervention féministe queer de femmes noires qui réfléchit sur le passé des Caraïbes, commente ses conflits sociopolitiques actuels et imagine l’avenir des Caraïbes en se concentrant sur les possibilités du Carnaval comme plateforme d’intervention et de justice sociale. L’histoire est explicitement queer et en conversation avec le travail d’autres artistes. En 2021, j’ai invité Nyugen Smith pour une première collaboration. Nous travaillons actuellement sur une installation de film sur les Mas traditionnelles. Cette œuvre croise des thèmes féministes et diasporiques pour défendre les réfugiéEs, les migrantEs et les demandeurSEs d’asile dans une illustration artistique des significations possibles de la séparation, du foyer et de la citoyenneté. Il s’agit de la mise en œuvre de la subjectivité esthétique dans des performances qui engagent une éthique féministe caribéenne intergénérationnelle qui a commencé à se formaliser en un mouvement social dans les années 1980 et auquel je contribue aujourd’hui en tant que défenseuse et activiste, et à laquelle Dolly Ma et Dolly Ma Brigitta participent également. En 2021, Dolly Ma Brigitta a participé à la Marche des Femmes qui a eu lieu le Lundi de Carnaval dans une performance intitulée Monday Mourning : Cortege (Lundi de Deuil: Cortège). Puis, plus tard dans la journée, elle a dansé lors de l’exposition Once Upon A Fete (Il était une Fête), organisée par Bruce Cayonne.

Cette performance remet en question la construction de la mascarade traditionnelle et propose des suggestions pour son évolution, en tenant compte des mouvements sociopolitiques contemporains dans les Caraïbes. Il était important pour moi de résoudre deux conflits que je trouvais dans la mascarade traditionnelle : la mendicité et la recherche d’un homme. Dolly Ma ne cherche pas un père pour son enfant mais unE partenaire qui peut être présenté comme un homme, une femme ou un esprit. Cette prestation explore la fluidité du genre, du sexe et de la sexualité. De plus, elle travaille sur les complexités de la signification possible du foyer, du déplacement, de l’incarnation et de la dislocation. Je voulais un personnage triomphant, une revanche par le biais de la mas, non seulement pour moi, mais aussi pour les femmes du monde entier et de tous les temps. La mascarade traditionnelle est une construction hétéronormative problématique qui s’appuie sur des stéréotypes de la vie familiale noire : l’abandon et le désintérêt du père à s’occuper de l’enfant au point qu’il doive être pointé du doigt publiquement. Pour résoudre ces conflits dans mon concept, j’ai suspendu l’idée du père, en décentrant l’accent masculin de la performance traditionnelle de la mascarade et en construisant une relation queer qui inclut les transitions de genre et une vie de famille sécurisée. L’œuvre aborde les problèmes psychosociaux de la performance traditionnelle qui, dans une large mesure, n’ont pas été remis en question ou reflétés de manière critique.

L’oeuvre encourage des discours publics et privés nuancés sur le genre, le sexe et la sexualité dans les Caraïbes.

Cette œuvre remet en question les clichés statiques des femmes noires dans les représentations éphémères des Caraïbes de l’époque victorienne et édouardienne et conteste cet immobilisme à travers une histoire complexe qui n’est pas limitée par les restrictions sociales de ces périodes et qui est capturée par de multiples objectifs photographiques et cinématographiques. L’œuvre encourage également des discours publics et privés nuancés sur le genre, le sexe et la sexualité dans les Caraïbes. En outre, les discours sur la diaspora mondiale ainsi que les phénomènes de migrations et de déplacements sont utilisés pour développer des thèmes et des discussions sur les mouvements géopolitiques. Ceci est illustré par la relation créative qui existe entre Brigette Delamar et Cynthia Betancourt qui survit à la distance et aux temps changeants, produit un enfant, soutient une famille et défie l’effacement. C’est aussi le développement d’une narration originale et le placement de codes esthétiques dans des installations photographiques et cinématographiques partagées en personne et par le biais de plateformes virtuelles.