Qui Change Le Monde En Un Jour ?

Une conversation avec Ziada Fana

Propos recueillis par Rufaro Gwarada. Photo par Ziada Fana

Ziada Fana est une photographe érythréenne-américaine, née et élevée à San Francisco et à Asmara, en Érythrée. Basée à Oakland, en Californie, son travail est centré sur les expériences humaines et l’identité. Cette conversation a eu lieu après qu’elle ait dû reconsidérer sa contribution à cette édition du 10e anniversaire de Q-zine en raison de difficultés liées à des troubles musculosquelettiques. Elle s’est ouverte à Q-zine sur la façon dont ses défis physiques l’ont poussé à inventer des façons plus créatives d’être, à la fois dans son corps et dans le monde, et sur ce qu’elle apprend et désapprend au cours de ce processus.

Au départ, nous avions parlé de ton projet comme d’un autoportrait de tes mains, mais au fur et à mesure que d’autres idées te sont venues, après avoir dû faire une pause dans ton travail pour reposer tes mains, tu as réalisé que tu aurais besoin d’utiliser tes mains pour éditer les photos que tu souhaitais prendre.

Oui, et je pense qu’une partie de moi essayait de respecter mon engagement, de continuer à faire quelque chose, mais sans en subir les conséquences. En examinant les options, j’étais enthousiasmée par la possibilité de programmer des photos sur un minuteur, en pensant que cela ne m’obligerait pas à tenir, à cliquer ou à faire quoi que ce soit avec l’appareil qui nécessiterait mes mains. Je me suis dit que ce serait une belle opportunité de voir les photos que je serais capable de produire en utilisant une méthode différente. Mais ensuite, comme la créativité vient de toutes les manières, j’ai commencé à avoir plusieurs autres idées mais j’en ai rejeté beaucoup. En fin de compte, tout ce à quoi je pensais nécessitait que j’édite des photos. J’aurais pu potentiellement le faire si je trouvais unE éditeur-trice qui puisse éditer pour moi mais ce n’était pas vraiment une option. Les images finales n’auraient pas été des autoportraits.

Revenons donc au thème de ce numéro anniversaire de Q-zine. Ce numéro porte sur la construction de nouveaux mondes, de nouvelles façons d’être face à la catastrophe qu’est la COVID et tout ce qui l’accompagne. Quelles sont tes nouvelles façons d’être dans ta créativité qui te permettent de t’épanouir et sur lesquelles tu t’appuies ou que tu pratiques ?

Le plus difficile a été dans la photographie parce que c’est un art qu’il m’a été difficile d’exploiter. Entre mes troubles musculosquelettiques et la distanciation physique, c’est un des domaines dans lesquels je ne me suis pas beaucoup épanouie. Et je me suis beaucoup jugée pour ça. Je me laissais parfois emportée par des pensées comme « je ne suis pas vraiment engagée dans cet art». Ou « Ça n’allume plus cette étincelle en moi ». Ce dialogue négatif intérieur se produit même si mes troubles et la COVID ne sont pas nécessairement sous mon contrôle, n’est-ce pas ? Mais au fond de moi-même, je savais que j’étais une personne créative. J’ai donc dû trouver d’autres moyens d’exploiter ma créativité. L’un de ces moyens a été la musique. Même si j’utilise mes mains quand je travaille en tant que DJ, ce qu’on exige de mes mains et le temps que j’y consacre sont différents. Cela demande moins d’efforts physiques, moins de temps.

Être au contact de la musique de cette manière m’a permis de retrouver cette joie de la créativité. Un autre aspect concerne la création de playlists. Je créais de courtes playlists pour des amiEs qui traversaient des épreuves tantôt joyeuses, tantôt douloureuses, parfois quelque part entre les deux. C’était un moyen pour moi de rester en contact avec les gens, sans jugement, et sans que ce soit un acte pour les autres en soi. C’était quelque chose que je faisais pour moi-même, un acte d’amour pour mes amiEs. Je ne me vois pas devenir DJ [à temps plein] mais mes amiEs réagissent toujours positivement à mes playlists.

Où est-ce que les lectrices-teurs pourraient-iels trouver tes playlists ? Ou est-ce que c’est quelque chose de personnel destiné à tes proches et non au grand public ?

TouTEs celleux qui veulent avoir accès à mes playlists peuvent les consulter sur Spotify. Je cherche également d’autres moyens de les partager, par exemple sur YouTube ou SoundCloud, et d’y incorporer plus de créativité.

Super ! Donc, pour en revenir à ton idée initiale d’autoportrait, qu’espérais-tu capturer à travers des images de tes mains ?

Je voulais changer le discours sur les troubles musculosquelettiques. On parle beaucoup de comment le fait d’avoir une blessure invisible peut être source d’isolement, surtout si les gens ne peuvent pas la reconnaître. Ou si c’est une expérience que les gens n’ont jamais eue, il est très difficile pour elleux d’avoir de l’empathie pour quelqu’unE qui souffre de ces troubles. Entendre les gens dire que ce n’est pas si grave ou que vous exagérez votre douleur et votre mal-être est décevant et choquant. En fait, à moins que je n’aie un million d’attelles aux bras, les troubles musculosquelettiques ne sont pas considérés comme un problème, pas plus que les limitations concernant ce que je peux ou ne peux pas faire. Par exemple, selon le jour, je peux peut-être pousser un chariot sur une certaine distance, mais je ne peux pas ouvrir un bocal ou mixer du ga’at, du pap ou du sadza. Tout se résume à réussir à comprendre les niveaux d’aptitude de la personne. Je pense que c’est vraiment difficile pour certaines personnes de comprendre cela.

Et puis, il y a aussi beaucoup de culpabilité et de honte qui vont avec. Par exemple, j’aimerais pouvoir venir tenir ton bébé, te soulager un peu, mais je sais que le simple fait qu’il pèse de plus en plus lourd signifie que je ne peux pas t’aider de cette façon.

J’essaye d’être plus créative dans ma façon d’exister et pour en revenir à ta question, je pense qu’une partie de ce travail a consisté à changer le récit, de sorte qu’il ne soit plus question de « je ne peux pas faire X, Y ou Z », mais plutôt de « comment est-ce que je me mets en relation avec mon environnement et les choses que j’aime faire? » Par exemple, j’ai toutes ces plantes chez moi. Et je me dis qu’il faudrait que j’arrête parce que je risque d’en accumuler beaucoup trop [rires]. Mais c’est quelque chose qui est amusant à faire. J’aime aussi observer les plantes qui, de par leur nature, sont résistantes. J’ai observé leur système racinaire et c’est fascinant. J’en ai appris davantage sur les plantes de la forêt en général… sur tout leur réseau souterrain. C’est vraiment fascinant. C’est vraiment un cadeau de se perdre dans la nature, et pas seulement dans la nature, mais aussi dans d’autres êtres vivants, et de ne pas être trop dans ma tête et dans les défis de mon corps.

Il y a un exercice que ma partenaire fait toujours et qu’elle me fait toujours faire à la fin de la journée. Elle me demande de citer trois choses pour lesquelles je suis reconnaissante et une façon dont j’ai changé le monde.

Pour en revenir à la construction du monde et à d’autres façons d’exister, qu’as-tu appris sur toi-même, et quel genre de monde construis-tu ? Et je pose cette question en sachant que la plupart du temps, lorsque nous parlons de construction, cela nécessite nos mains, et tu as une blessure qui peut être débilitante. Comment envisages-tu la construction d’un monde, non seulement pour toi-même, alors que tu cherches à te débrouiller avec ta blessure, mais aussi pour et avec les autres ?

Il y a la manière très tangible de construire, brique par brique, et puis il y a la manière dont nous construisons nos communautés. Il m’a fallu avoir une conversation interne durant laquelle je me suis demandée « qu’est-ce que j’attends de cette existence, de cette vie ? » Et une chose à laquelle j’ai pensé, c’est que si mes besoins de base sont couverts, alors à partir de là, de quoi d’autre ai-je besoin ? Qu’est-ce que je veux d’autre ? Je veux une existence simple, sans gaspillage. Je ne veux pas vivre dans l’excès mais je veux néanmoins vivre de manière à pouvoir apprendre et grandir grâce à mes expériences, et avoir la flexibilité nécessaire pour le faire. Et puis avoir l’opportunité de côtoyer des gens. Je ne veux pas faire de mal et je ne veux pas qu’on me fasse du mal. Ce sont des choses très très basiques. Et puis, je réfléchis de plus en plus sur la façon dont ce que j’ai appris en grandissant se manifeste maintenant dans ma vie et comment je pourrais changer cela. Par exemple, que signifie le succès ? Que signifie le bonheur ? Que signifie la joie ? Comment désapprendre les notions de ce que nous sommes censés faire et nous concentrer davantage sur ce que nous voulons faire ? Et l’une des choses importantes pour moi est de pouvoir contribuer, que ce soit à petite ou à grande échelle, et c’est bien, c’est suffisant. Quand j’étais plus jeune, c’était très idéaliste de penser que je voulais avoir un impact énorme. Plus je vieillis, plus je me rends compte que, parfois, ce sont les petites interactions ou expériences individuelles qui ont le plus d’impact. Je ne pourrai peut-être pas contribuer à la construction de quelque chose autant que je le voudrais. Mais quel est mon impact lorsque j’ai une conversation avec ma voisine ? Lorsque je rencontre unE amiE ? Lorsque j’ai des conversations qui vont au-delà des banalités ? Quel effet avons-nous lorsque nous choisissons d’être très intentionnel dans la façon dont nous nous engageons les unEs avec les autres ? Voilà quelques-unes des choses auxquelles je réfléchis.

Et comment est-ce que tu passes de la réflexion à l’action ?

Je m’applique à faire certaines des choses que j’ai citées plus tôt. Les réflexions ont lieu quand je pense à ma journée à venir [le matin] et que j’envisage ce qui pourrait se passer ce jour-là et comment je vais me comporter. Il y a un exercice que ma partenaire fait toujours et qu’elle me fait toujours faire à la fin de la journée. Elle me demande de citer trois choses pour lesquelles je suis reconnaissante et une façon dont j’ai changé le monde.

Ma première réaction à la deuxième portion de cet exercice a été : oh, je n’ai pas changé le monde aujourd’hui. En réalité, lorsque ma partenaire m’a posé cette question pour la première fois, je me souviens avoir dit : « C’est dingue ça ! Qui change le monde en un jour ? [rires]. J’étais juste difficile. Elle m’avait répondu que ça n’avait pas besoin d’être quelque chose d’énorme. Cela me rappelle une situation dans mon premier emploi où j’avais eu une conversation avec une élève qui ne voulait pas faire ses devoirs. Sans que je ne m’en rende compte, cette conversation avait changé la façon dont elle aborderait le reste de son cursus scolaire. Ce sont de petites choses comme ça, dont nous ne réalisons même pas l’impact, qui nous permettent de changer le monde chaque jour.

Au fur et à mesure que tu évolues dans le monde, que souhaites-tu emporter avec toi de la période de COVID ?

Je ne me fais pas d’illusions, je sais que rien n’est parfait. Très souvent, je pense à tout ce qui ne va pas dans le monde. Et il y a des moments qui me donnent de l’espoir, comme les fois où je vois la beauté de notre communauté ; les fois où une personne échange avec quelqu’unE à qui elle ne parlerait pas normalement. Ou lorsque la pandémie est arrivée et que nous étions touTEs confinéEs, on voyait plus de gens aller se promener, et c’est quelque chose qu’on ne voyait pas souvent aux États-Unis. C’est quelque chose que j’ai trouvé vraiment beau, la façon dont les gens marchaient et se saluaient, même s’ils maintenaient une distance physique, la façon dont ils se parlaient.

Bien sûr, il y avait le côté laid de la chose, mais le beau ressortait davantage. Et quand on parle de films et d’histoires apocalyptiques, ce n’est jamais la chose qui tue tout le monde qui effraie vraiment les gens. C’est surtout le fait d’y survivre et d’avoir à faire face à d’autres humains et à tout ce qu’ils sont prêts à faire d’atroce pour pouvoir vivre un jour de plus.

C’est donc magnifique de voir ce genre de communauté se construire, surtout lorsque les gens peuvent choisir d’être bons ou mauvais. Il est très facile pour les gens de choisir le mal, et j’espère que dans tous les moments que nous avons vécus au cours de ces deux dernières années, la plupart des gens auront choisi le bien. J’espère que cela continuera.

Vous pouvez trouver les playlists de Ziada Fana sur Spotify sous DjxFana et ses photos sur Instagram à @ziadafana ainsi que sur son site web.